Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Giorgio Agamben
La démocratie risque toujours de sombrer dans le totalitarisme, comme si des proximités cachées unissaient l’une à l’autre. Agamben repose la question de la souveraineté et de la violence qui l’accompagne. D’une enquête généalogique émergent plusieurs concepts (l’homo sacer, le ban, etc.) qui autorisent à concevoir l’origine de la politique occidentale à la façon d'une structure biopolitique d'exception. Parcourant l’Antiquité et le Moyen Âge, puis les périodes moderne et contemporaine, Agamben développe une philosophie politique radicalement critique qui interroge notre présent.
L’ouvrage s’ouvre sur une distinction entre deux définitions de la vie : d’une part, la vie que l’homme partage avec l’animal (zoe) et, d’autre part, la vie au sens humain et plus précisément politique (bios – définie aussi comme eu zoé). Dans la langue antique de Platon et d’Aristote, le bios seul entre dans la sphère de la vie publique ; la zoe, quant à elle, trouve son lieu non dans l’espace public mais dans le foyer (oikos).
En tant qu’il est un animal, l’homme se reproduit, mange, etc., mais en tant qu’il est un animal politique, il cherche le bien-vivre dans la polis (to eu zen). La politique est ainsi le lieu où la zoe se transforme en bios. Cette transformation correspond à l’élévation de la vie au langage, au discours raisonné, c’est-à-dire au logos.
Selon Agamben, la cité des hommes se fonde dès l’Antiquité grecque par l’exclusion de la zoe ou plus exactement de la « vie nue ». Partout, cependant, s’observe la perméabilité grandissante de l’une et de l’autre. La sphère privée des besoins devient même une affaire explicitement politique. C’est la thèse qu’avait développée Foucault concernant la Modernité : « L’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » (cité par Agamben, p.11) Rompant avec l’abstraction des philosophies politiques, Foucault se donnait pour tâche d’analyser les façons concrètes dont l’État se charge de discipliner la vie, ce que recouvrait sous sa plume le concept de biopolitique.
Avec Homo sacer, Agamben propose d’aller plus loin : la biopolitique doit selon lui être placée au centre même de la philosophie politique occidentale. Comme le signale l’analyse du mot chez les Grecs, le processus d’inclusion-exclusion de la vie au sein de la sphère politique est un phénomène originaire : « L’un des résultats auxquels [la présente recherche] est parvenue est précisément le constat […] que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain » (p.14).
Le philosophe italien fait ici de la production d’un collectif biopolitique l’acte originaire du pouvoir souverain et relie la thématique foucaldienne à la problématique classique de la constitution du pouvoir. La spécificité de l’État moderne, dès lors, consisterait à révéler ce secret archaïque (arcana imperii) de la pensée politique occidentale.
La première partie de l’ouvrage s’intitule « Logique de la souveraineté ». Agamben y énonce le « paradoxe de la souveraineté », à savoir que « le souverain est, dans le même temps, à l’extérieur et à l’intérieur de l’ordre juridique » (Carl Schmitt, cité par Agamben, p.23). À la suite de Schmitt, le philosophe italien s’intéresse à la structure « topologique » de ce paradoxe et suit le juriste allemand en la qualifiant à son tour de « structure d’exception ».
D’un point de vue logique, l’exception est une relation qui a pour spécificité d’inclure quelque chose à travers une exclusion : il s’agit d’une exclusion inclusive. La structure de l’exception crée un seuil paradoxal d’indifférence et de tension où ce qui est exclu-inclus et ce qui inclut-exclut tendent à se confondre.
Dans l’ordre politique, le pouvoir souverain se maintient par la possibilité même de déclarer un état d’exception, ouvrant un espace hors droit qui fonde en retour l’espace du droit lui-même. Pour Agamben, la décision souveraine ne porte donc pas d’abord sur le partage entre le licite et l’illicite, ni sur la résolution des conflits, mais sur la frontière qui sépare le juridique de l’extra-juridique, la norme du fait.Parce que le souverain s’identifie avec la structure de l’exception, il est « le point d’indifférence entre la violence et le droit, le seuil où la violence se transforme en droit et le droit en violence » (p.40).
L’état d’exception n’a donc rien d’une mise entre parenthèses passagère de l’État de droit, puisque c’est sur elle que repose, depuis l’origine, les formes du pouvoir politique en Occident. Agamben parle aussi d’un « seuil d’indécidabilité » où, la norme étant suspendue, la violence peut avoir cours au sein même de l’espace public.
Le ban rend concrètement visible et agissante cette structure de l’exception ; elle exhibe la relation paradoxale entre le pouvoir souverain et la vie nue. Ce châtiment du bannissement, que l’on retrouve de l’Antiquité grecque au Moyen Âge, privait l’individu accusé des droits auparavant reconnus par le souverain. « Ce qui a été mis au ban est restitué à sa propre séparation et, en même temps, livré à la merci de qui l’abandonne » (p.120). La vie nue est ici abandonnée en un double sens : abandon du souverain (perte des droits) ; abandon au souverain (vie livrée à sa merci).
La puissance du souverain réside ainsi dans le fait qu’il a « prise sur » ce qu’il exclut. Le schème du ban convoqué par Agamben évoque ce pouvoir d’emprise sur la vie nue. De façon originale, le philosophe met l’accent sur le biopouvoir comme « thanatopouvoir » : pouvoir de mort qui est celui du souverain. Vitae necesique potestas, telle est l’expression qui montre que la vie apparaît, dans le droit romain, comme pouvoir inconditionné du père sur ses fils mâles. Dans l’Antiquité romaine, puis au Moyen Âge, la vie n’est que la contrepartie d’un droit de mort dont bénéficie le père et par extension le souverain, sur ses sujets.
Dans la théorie du contrat social que Hobbes conçoit au milieu du XVIIe siècle, les hommes quittent l’état de nature en signant un pacte qui délègue la violence à un tiers : le souverain. Agamben interprète cette théorie à la lumière du ban et considère qu’il n’y a pas de passage de l’état de nature à l’état politique : « L’état de nature est, en vérité, un état d’exception où la cité apparaît pour un instant [comme dissolue] » (p.100). La figure du wargus, l’homme-loup, forme à cette époque l’exemple de la vie nue capturée par le pouvoir souverain.
Cette vie du bandit, de l’homme-loup, n’est pas un donné, mais la « prestation originaire » du pouvoir souverain. C’est le pouvoir souverain qui, par sa décision, déqualifie la vie du bandit en le laissant dans une zone ambigüe où tout peut lui arriver. C’est précisément ce que désigne l’expression de vie nue : plus que zoe, il s’agit de la vie rendue « sans qualité » par le pouvoir souverain. Cette relation d’abandon trouve toutefois à s’exprimer encore plus originairement dans une autre figure historique, qui va permettre à Agamben de ressaisir, notamment, la question des droits de l’homme et du citoyen : l’homo sacer.
La deuxième partie de l’ouvrage, dans laquelle s’intègre aussi l’étude du ban, s’intitule « Homo sacer ». Agamben y poursuit son analyse non plus du côté du pouvoir souverain mais de ce qui le fonde, à savoir la vie nue, abandonnée. Il trouve sa réponse dans le droit romain : l’homo sacer était une personne qui, ne disposant plus d’aucun droit civique, pouvait être tuée par n’importe qui, mais qui ne pouvait faire l’objet d’un sacrifice humain lors d’une cérémonie religieuse.
Le sacré se comprend à partir d’une double exception : vis-à-vis de la justice humaine et vis-à-vis de la justice divine (ne pouvant être sacrifié, l'homo sacer appartient déjà au Dieu et il ne se trouve inclus dans la communauté que sous la forme du meurtre licite). L’homo sacer représente donc bien l’autre pôle de l'ordre juridique. Avec le souverain, ils forment les deux figures symétriques partageant une même structure d’exception : le souverain est celui par rapport à qui tous les hommes sont potentiellement homines sacri, et l'homo sacer est celui par rapport à qui tous les hommes agissent virtuellement en tant que souverain.
Or « le caractère sacré de la vie que l’on tente aujourd’hui de faire valoir, comme droit humain fondamental contre le pouvoir souverain, exprime au contraire, à l’origine, l’assujettissement de la vie à un pouvoir de mort, son exposition irrémédiable dans la relation d’abandon » (p.93). Cette thèse forte consiste à affirmer que la dimension sacrée de l’Homme revendiquée dans les grandes Déclarations contemporaines n’est que le pendant nécessaire des atrocités qui ont été commises à cette époque et particulièrement au XXe siècle.
Ainsi, contrairement à une analyse de type libéral considérant que les droits de l’homme valent en l’absence de la citoyenneté (et priment sur eux), Agamben estime après Arendt que le statut d’homme dépend étroitement de la qualification de citoyen, c’est-à-dire de l’inclusion dans un État-nation.
Un « seuil » a été atteint dans la modernité : la politique ne prend plus seulement la vie pour cible et origine, mais elle se confond progressivement avec elle. Avec l’avènement de la modernité, le centre du pouvoir est occupé par la vie. Par exemple, le moindre geste est désormais soumis à ce que le philosophe nomme le droit « en vigueur », c’est-à-dire une norme vide envahissant le quotidien. « Ce que Kafka décrit est exactement une vie de ce genre […]. La puissance vide de la loi est elle aussi si présente et si réelle qu'elle ne se distingue plus de la vie » (p.54).
Agamben analyse par ailleurs le writ (un brouillon préparatoire) de l’Habeas Corpus et montre que l’exercice de la souveraineté s’y trouve déplacé sur chaque sujet, qui se trouve à la fois porteur de la violence souveraine et homo sacer. Le sujet moderne est celui qui décide de la violence sur autrui et qui la subit dans son propre corps. La mise en place de technologies de domination du corps devient l’enjeu central. La vie nue ou sacrée, ici, ne concerne plus une catégorie précise de personnes, mais « habite dans le corps biologique de chaque être vivant » (p.151). L’exception biopolitique moderne forme la pointe du dispositif d’exception occidental.
Giorgio Agamben met ainsi en lumière le lien paradoxal, mais constitutif, entre l’État de droit et l’état d’exception. Il nous invite à prendre conscience du rapport de réciprocité paradoxal qui unit la démocratie au totalitarisme ; ce faisant, il décrit ce qui serait la trappe (presque) sans issue dans laquelle se seraient enfermées les sociétés occidentales avec leur façon de faire de la politique. Ce n’est qu’en ayant le courage d’interroger cette « complicité secrète » que nous parviendrons peut-être, selon Giorgio Agamben, à faire en sorte qu’un changement politique réel s’opère.
La troisième et dernière partie du texte s’intitule « Le camp comme paradigme biopolitique du moderne ». La thèse centrale en est que le nomos (la règle) de la modernité n’est pas le parlement mais le camp (de concentration) où se matérialise l’indistinction entre droit et fait ; c’est le lieu de l’inclusion par l’exclusion où la vie est parfaitement réduite à son substrat biologique. Par rapport à l’institution du ban, le camp a ceci de particulier que la loi y est indéfiniment suspendue et qu’il pousse à l’extrême la logique de l’exception.
Agamben fait du camp le paradigme de la modernité et en retrace l’apparition depuis les premiers camps d’internement à la fin du XIXe siècle. À l’intérieur d’un camp, il est possible de réduire une vie à la « vie nue » (zoe), à un « être pur » sans aucune qualité humaine distinctive. Auschwitz, en ce sens, exprimerait la vérité de la modernité politique, et non pas un holocauste sacrificiel et irrationnel. Le camp de concentration nazi se présente comme le laboratoire d’un nouvel ordre politique qui étend progressivement la violence biopolitique à chaque individu.
Se référant au témoignage de Primo Lévi, Agamben voit dans le « musulman » (p. 199) des camps de concentration nazis la figure contemporaine de l’homo sacer : un déporté épuisé et apathique, à ce point affaibli que sa mort est proche ; pur objet de l’arbitraire de l’état d’exception.
Or cette zone de non-droit absolu au sein même du droit et de l’espace géographique de l’État-nation tend à se répéter : Auschwitz hier, Bari ou Guantanamo aujourd’hui. Réfugiés politiques et clandestins sans papiers s’exposent à la violence du pouvoir souverain. Par ailleurs, Agamben souligne que l’homo sacer est virtuellement en chacun de nous, puisque les citoyens modernes sont tous – et désormais l’un par l’autre – sous l’emprise de la souveraineté d’exception.
Agamben exhibe une violence extrême et irréductible au cœur de la notion de souveraineté telle qu’elle a fonctionné dans l’histoire occidentale. Cette approche critique s’ancre dans des considérations métaphysiques inspirées par la philosophie de Martin Heidegger. Il s’agit de rejeter non seulement l’idée d’un progrès mais aussi celle d’une rupture normative de la modernité.
C’est pourquoi sa critique biopolitique de la souveraineté est différente de l’analyse foucaldienne, qui se voulait plus empirique : pour Agamben, la biopolitique moderne est d’abord le fruit d’un dévoilement progressif qui révèle son essence comme pouvoir d’exception.Pour le philosophe italien, la politique dans sa forme occidentale demeurera dangereuse tant que le pouvoir souverain se fondera à partir de la vie nue, cet Autre éjectable et sans qualité – sans forme propre – qui fonde l’humanité et la participation à la cité.
Il n'y a donc pas de voie médiane pour sortir de cette prise du pouvoir souverain sur la vie et ni le bain de sang révolutionnaire, ni l’affaiblissement complet de l’individu dans la société du spectacle et de la consommation ne sont à promouvoir. Dans Homo sacer, la solution de résistance au biopouvoir est peu évoquée. Il s’agit de faire jouer une vie de la puissance contre le pouvoir. Pour résister au ban opéré par la souveraineté, l’individu doit s’opposer à la scission et faire de sa vie une « forme de vie ». Une des voies pour penser cette soustraction au pouvoir – cette « déprise » – est de se soustraire à toute appartenance codifiée, de refuser la propriété et toute identification par l’État.
Avec cet ouvrage, Agamben a à la fois surpris et dérangé : Negri a critiqué son défaut d’analyse des formes concrètes du pouvoir gouvernemental ; Zizek a rejeté le caractère pessimiste de l’analyse n’offrant aucune prise au changement ; Rancière a exprimé son refus d’identifier conceptuellement démocratie et totalitarisme. Agamben a répondu à certaines de ces critiques dans les tomes suivants d’Homo sacer.
Dans tous les cas, ses ouvrages sont désormais attendus, lus et commentés par un nombre important de chercheurs et certaines de ses thèses servent régulièrement de cadre d’analyse pour penser une pluralité de problèmes actuels.Le caractère radical des thèses peut clairement faire frémir et on ne voit pas toujours en quoi tenir de tels propos est judicieux. Toutefois, peut-être que ces travaux peuvent aider à mettre en branle la pensée et, sans créer d’adhésion irréfléchie, servir à ouvrir d’autres pistes de recherche fructueuses. Agamben, quant à lui, persiste et signe ; qu’on en prenne pour preuve la manière dont, en 2020, il a interprété le confinement imposé aux citoyens pendant la crise du coronavirus.
Ouvrage recensé– Homo sacer I : Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. par Marilène Raiola, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.
Du même auteur– Homo Sacer. L’intégrale (1997-2005), Paris, Seuil, coll. « Opus », 2016.– Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2008.– De la très haute pauvreté. Règle et forme de vie, trad. par Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2013.– « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », entretien donné au journal Le Monde (propos recueillis par Nicolas Truong) le 24 mars 2020.
Autres pistes– Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Suivi de Eichmann à Jérusalem (Traduction collective), Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002 [1951 et 1963].– Didier Fassin et Dominique Memmi (éds.), Le Gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 2004.– Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976.