Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Guy Corneau
Père manquant, fil manqué est le premier livre de Guy de Corneau, c’est aussi l’un des premiers ouvrages se focalisant spécifiquement sur la psychologie masculine. Pourquoi l’homme d’aujourd’hui semble-t-il si effrayé par l’intimité ? Pourquoi se sent-il coincé dans le rôle du héros, de l'éternel adolescent, du séducteur ou encore du bon garçon ? Par cet écrit quasi initiatique, Guy Corneau offre aux hommes des clefs pour déconstruire le moule qui les enferme. Il questionne le sens de l’identité masculine et leur offre une meilleure compréhension d’eux-mêmes et de leurs relations à l’autre, féminin ou masculin, en prônant une plus grande introspection et un rapport plus sain aux émotions.
Le père manquant n’est pas forcément un père absent physiquement (volontairement comme c’est le cas dans l’abandon, ou involontairement dans le cas d’une hospitalisation ou d’un décès). Cela peut être le fait d’une carence de réponse aux besoins d’attachement de l’enfant, des menaces disciplinaires d’abandon, l’induction d’une culpabilité chez l’enfant visant à le rendre responsable des difficultés parentales, voire le bouc émissaire de l’ensemble des difficultés familiales. Cela peut également survenir dans les cas extrêmes de la maltraitance physique, ou encore une inversion précoce du rôle parent-enfant (fréquente chez les pères souffrant d’addiction).
Toutes ces formes du manque provoquent, ce que Corneau nomme, un complexe paternel négatif, qui en réalité n’engage pas uniquement le père, mais tout ce qui est de l’ordre paternel (autorité, place de tiers, etc.), et qui se traduit par une faiblesse de structure interne dans l’identité psychologique du sujet.
Ce désordre interne peut s’exprimer par des difficultés à identifier ses besoins, à faire des choix par manque de confiance, des confusions multiples entre appétit sexuel et besoin d’affection par exemple, ce qui amène ces hommes à compenser, structurer, et étayer leur personnalité depuis l’extérieur, par le regard des autres, les produits addictifs, etc. C’est la fragilité de leur identité masculine qui lie ces fils manqués.
Le mal-être s’articule pour Jung, sur des archétypes, des schèmes de comportements qui structurent nos façons de penser. L’être humain a en effet des comportements similaires face à la mort, à l’amour ou au danger, il a également tendance à structurer sa pensée en comparant des opposés. Ces archétypes se personnalisent dans la relation à l’autre, et notamment dans la relation au père et à la mère pour le nouveau-né. Les parents réels laissent rapidement la place à des archétypes dans le psychisme de l’enfant, le père abusif est réduit au statut de brute, celui hors de son foyer au statut d’éternel absent, créant ainsi des complexes négatifs qui enferment dans les mêmes schémas et dynamiques jusqu’à ce que le sujet soit capable de les rendre conscients. Il n’est pas question dans cet ouvrage de dédouaner quiconque, et chacun de ces hommes porte du moins partiellement la responsabilité du scénario dont il est victime. Pour guérir, le sujet devra prendre ses responsabilités et briser les silences plutôt que de rester dans un positionnement démissionnaire. Il ne s’agit pas ici non plus de juger le parent réel, mais bien de traiter des complexes parentaux qui influencent nos visions du réel et prennent le pas sur nos parents objectifs.
Chaque homme s’étant construit dans l’absence de père se conformera à un type d’identité masculine, qu’il adoptera comme rôle et l’empêchera de s’épanouir pleinement.
• Le héros : fier et fort il se bat sans répit. Que ce soit pour faire fortune, pour sauver le monde, ou être l’éternel boute-en-train il fait preuve d’ambition, de force, de courage et de détermination dans ce qu’il entreprend. Il a très souvent eu une mère exigeante avec beaucoup d’ambition pour son fils. Ces ambitions maternelles primaires ont ensuite été remplacées par des aspirations plus collectives, réussites universitaire, politique, sociale, etc. Adulte, le héros se nourrit et vit dans le regard des autres. Parfois le héros pourra tenter de réparer symboliquement sa domination vis-à-vis de son père en subissant un échec cuisant sanctionné par une autorité paternelle (justice, patron, etc.). • Le bon garçon a répondu à l’absence du père par une indifférence résignée. Il est un homme de devoir, qui se doit de maitriser ses émotions comme s’il souhaitait à tout prix éviter de faire de la peine à sa mère. De fait, il pourra accepter les comportements les plus imbuvables à son égard. Sa réputation et primordiale, il a peur du rejet, ce qui le rend extrêmement anxieux. Il est l’illustration même du passif agressif, doux en surface, mais agressif, colérique, voire rageux intérieurement sans être capable de l’assumer, ce qui s’exprime souvent par un certain cynisme. Très souvent, il a un vice caché (jeu, paresse, drogue, pornographie, gourmandise…) par lequel il pourra, un jour, choisir de s’affirmer, et ce malgré la culpabilité de décevoir et d’être source de souffrance. • L’éternel adolescent se décrit comme non conventionnel et chérit avant toute chose sa liberté. Aucun travail, aucune relation ne trouve entièrement grâce à ses yeux. L’éternel adolescent ne réalise généralement pas qu’il est un stéréotype répandu de cette société qu’il rejette. Il se complait dans des rêves de grandeur qui bientôt l’enferment. Il méprise tout ce qui n’est pas cool. Il se contente bien souvent d’affirmer son potentiel plutôt que de l’exploiter. Les drogues et l’alcool, à l’origine supports de créativité, deviennent bien vite des compagnons de solitude, le transformant en vieillard cynique et dépressif.
• Le séducteur est à la recherche de la femme qui correspondra à la mère idéale, mais il s’enferme continuellement dans les mêmes schémas, choisissant des femmes semblables à sa propre mère et incapables de lui offrir ce dont il a manqué enfant. Il rejoue le complexe œdipien dans le triangle amoureux dont le défi entretient la fascination, mais il se désintéresse de son propre jeu, au point d’en mépriser ses victimes. Cet amoureux de l’amour séduit par sa capacité à charmer et à voir ce qu’il y a d’unique et précieux dans ses conquêtes, mais il préfère en faire collection, alors que celles-ci se croient uniques et acceptées dans tout leur être. Il est à la fois jugé moralement et admiré socialement.
• L’homosexuel dans sa dimension compulsive ressemble à la problématique du séducteur qui tente de supprimer la réalité de l’autre. Il est à la recherche du même, car il n’a pas eu l’occasion de construire son estime de soi sur l’admiration de son père.
• L’homme rose s’affiche comme féministe, mais il utilise bien souvent cet argument pour s’attirer les faveurs des femmes et se préserver de l’abandon. Mais si le regard de sa partenaire le quitte, il redevient immature, colérique et querelleur, c’est souvent lui qui quittera sa femme pendant la grossesse ou au moment de la naissance.
• Le mal aimé cherche à plaire à tout prix, afin de combler le trou laissé par un manque de reconnaissance dans son enfance, il se sert alors des autres comme miroir et se moule à leur désir pour maintenir sa popularité. De fait sa confiance en lui est extrêmement fluctuante, et repose beaucoup plus sur le paraitre que sur l’être.
• Le révolté se réfugie dans la délinquance en bande. Il tend à reproduire l’ordre qu’il conteste. Il a besoin de la domination et de la violence pour prouver sa virilité. L’absence le condamne à adopter un modèle masculin machiste et soumis à une hiérarchie absolue.
• Le désespéré trouve dans le suicide et les tentatives de suicide une solution face à l’exclusion dont il se sent victime et à la désintégration de l’ordre social. Pour lui, la douleur de vivre n’a plus de sens, et la mort est le seul moyen de faire échec à l’absurde.
• Le défoncé cherche initialement dans la drogue et l’alcool un état de transe et de transcendance, mais bientôt il refuse le sevrage et a besoin de cet état pour se sentir vivant et combler ainsi ses besoins d’attention.
Chacun de ces hommes tente par ces rôles de se créer une carapace extérieure afin de donner le change socialement, mais plus ces affirmations de soi sont caricaturales, sans nuances et définitives, plus elles trahissent une insécurité identitaire intrinsèque que le sujet tente de masquer.
• La peur de l’intimité : chacun de ces types d’hommes se caractérise par une peur de l’intimité. Quand le parentage n’est pas adéquat, l’intimité est bien souvent à la fois ce qu’ils souhaitent et ce qu’ils craignent le plus, ils se réfugient alors dans une froideur et une rigidité qui camoufle des angoisses existentielles envahissantes. Le manque de validation par le père crée une insécurité identitaire qui les amène à valider leur identité sexuelle virile dans le rapport aux femmes. La pornographie et les rituels de masturbation répondent alors à un besoin de réassurance narcissique, alors qu’ils projettent leur amour sur une femme parfaite et réparable, vierge de tout passé, mais qui ne peut trouver réalité dans le monde. Ils dénigrent bien souvent leur propre sexualité, la réduisant à un besoin physique et refusant d’y voir le désir et les affects associés qui ouvrent la porte de l’intimité du couple.
• L’agressivité masculine, pour Corneau, n’a rien de péjoratif, au contraire, il la définit comme source de force, d’énergie, de dynamisme, d’esprit d’initiative, mais cette énergie est trop souvent refoulée sous la pression parentale. Elle peut alors être retournée, se transformer en méprise de soi et culpabilité, pouvant aller jusqu’à la dépression. Elle peut aussi se retourner contre un bouc émissaire avec des préjugés envers une minorité. Elle peut également se transformer en culte de l’oppresseur, ou encore être érotisée donnant lieu à des pratiques ou fantasmes sadomasochistes. Ainsi quand le père est manquant, le fils est amené à mépriser ce qui est masculin en lui, et ainsi à fragiliser sa propre identité. Accueillir son agressivité masculine c’est, pour Corneau, se mettre en quête d’un pouvoir d’autonomie et d’affirmation permettant l’acquisition d’une sécurité intérieure, et c’est sa répression qui amène à la violence et aux rapports de domination.
• La séparation du corps et de l’esprit marque le début de la blessure de l’identité masculine. Pour Corneau, celle-ci a été renforcée par l’abandon des rites initiatiques et le christianisme qui privilégie une spiritualité désincarnée, et diabolise les femmes qui représentent la sexualité. L’homme contemporain ne semble plus être prêt à accepter la réalité de la souffrance, pourtant, une donnée fondamentale de l’existence, et il place toute son énergie dans l’intellect plutôt que dans le corps. Seule la parole authentique peut selon Corneau retisser les liens entre père et fils, mais celle-ci arrive bien souvent sur le lit des agonisants, ne laissant d’autre choix au fils que de se rigidifier dans un rôle.
• La dépression comme refuge. L’absence de rituels collectifs fait écho à l’absence des pères, laissant l’homme moderne démuni. Pour Corneau, les rites de passage à l’âge adulte deviennent alors inconscients et les incidents de vie tels les divorces, la maladie, les faillites ou même la dépression, jouent un rôle initiatique et brisent un pseudo idéal passif. C’est le plus souvent au cœur de la crise que les hommes se décident à consulter, et la thérapie est susceptible de donner un sens initiatique à la souffrance engendrée, mais pour cela les patients se doivent de faire l’expérience du désespoir et le deuil de leurs désirs impossibles.
Par cet ouvrage, Corneau a généré une véritable prise de conscience masculine, quant aux rôles traditionnels masculins, aux conditionnements dont il est victime et à la nécessité de briser les silences afin de laisser l’homme véritable advenir en soi, avec ses vulnérabilités, ses besoins intrinsèques, ses émotions profondes et ses violences.
Pour guérir la blessure du père manquant, le travail se fait à la fois à un niveau individuel et collectif. Pour Corneau, le chemin de la responsabilité est celui de la liberté, par l’affirmation de soi, de ses faiblesses et de son passé, sans honte, et en acceptant les conséquences de ses actes. Mais prendre ce chemin, c’est renoncer à l’illusion de la perfection et à une progression linéaire ; accueillir de manière authentique sa propre vulnérabilité, c’est aussi devenir plus tolérant avec ceux qui partagent notre vie, et accepter que rien ne nous est dû, mais que, malgré tout, des mains se tendent.
Si ce type de positionnement peut s’actualiser en thérapie individuelle, c’est aussi possible dans des groupes d’hommes qui peuvent jouer un rôle de renaissance au masculin en sortant de l’isolement et en brisant le silence. Cette guérison passe également par le deuil du père idéal et par le pardon du père réel, qui bien souvent a fait son possible. L’homme en guérison pourra ainsi devenir son propre père symbolique et en finir avec les lamentations, afin de briser cette mafia du silence héréditaire masculin.
Guy Corneau assure que dans le domaine psychique, nous ne pouvons donner réellement que ce que nous n’avons pas reçu et que c’est bien là que résident la singularité et le mystère de la créativité. Il ouvre ainsi la voie à une psychologie masculine qui peine encore aujourd’hui à émerger, mais dont nos sociétés patriarcales en pleine évolution notamment sous la pression des mouvements féministes, ne pourront bientôt plus faire l’économie.
Mais cet ouvrage, s’il s’adresse en premier lieu aux hommes, a également involontairement soutenu et nourri ces mêmes combats féministes en responsabilisant les hommes dans ces évolutions sociétales, en pointant du doigt les problématiques masculines qu’ils se doivent eux-mêmes de prendre en charge, en réassignant aux pères leurs responsabilités psychologiques dès la prime enfance et en donnant des clefs de compréhension à des couples en souffrance.
Par ce livre, Corneau tente de rompre le silence qui isole bien souvent les pères, les fils et de fait les hommes et les femmes. Pour lui, « Le féminisme est le fruit d’une réflexion profonde des femmes sur leur condition. Il n’appelle pas une adhésion irréfléchie de notre part, mais bien plus une réflexion, dans le même sens, sur notre propre condition d’homme. Notre féminisme superficiel cache mal le fait que nous sommes demeurés des fils à maman » (p. 150).
Ouvrage recensé
– Père manquant fils manqué, Montréal, Les éditions de l’homme, 1989.
Du même auteur
– L’amour en guerre, Montréal, Les éditions de l’homme, 1996.– N’y a-t-il pas d’amour heureux ?, Paris, Robert Laffont, 1997.– Victime des autres, bourreau de soi-même, Montréal, Les éditions de l’homme, 2003.
Autres pistes
– Françoise Dolto, Quand les parents se séparent, Paris, Le Seuil, 1988. – Carl Gustav Jung, Les Types psychologiques, Genève, Librairie de l’Université, 1967.– James Herzog, Father Hunger: Explorations with Adults and Children, London, Routledge, 2001.