Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jacques Rougerie
Au soixante-treizième jour de la Révolution d’Octobre, Lénine sortit du Kremlin et se mit à danser dans la neige. D’un jour, le pouvoir des bolcheviks l’emportait sur la courte expérience de la Commune de Paris : la malédiction semblait enrayée. Cet épisode lui-même légendaire montre combien les nombreux symboles et héritages qui s’attachent à la Commune en rendent délicate l’interprétation historique. Jacques Rougerie relève ce défi en s’intéressant moins à la signification politique de l’événement qu’à l’expérience vécue par les communards, à la lumière d’archives longtemps oubliées.
1871 voit les Prussiens victorieux faire le siège de Paris et la jeune République du 4 septembre défaite, menacée par une Assemblée nationale largement monarchiste, réunie à Bordeaux, où l’on a déplacé la capitale.
C’en est trop pour les Parisiens, lorsque le nouveau gouvernement de Versailles, dirigé par Adolphe Thiers, prend des mesures qui apparaissent alors comme de véritables provocations : par exemple, la fin des indemnités allouées aux gardes nationaux et celle du moratoire sur les loyers. Quand l’armée vient récupérer les canons que la Garde nationale a mis en sûreté à Montmartre, le 18 mars, la population parisienne l’en empêche ; deux généraux sont capturés et fusillés : la rupture est alors consommée. Paris, isolé du reste de la France, se dote de la municipalité dont il a été si longtemps privé, d’une « commune » où sont bientôt élus par les classes populaires ceux qui ont pris fait et cause pour elles : des révolutionnaires de divers bords, mais désireux d’instaurer enfin la République démocratique et sociale.
Les soixante-douze jours que dure l’aventure de l’insurrection parisienne sont pourtant loin d’être suffisants pour remplir ce programme, mais aussi pour lui donner un contenu précis, si bien que le regard rétrospectif peine à faire le tri dans ce que les événements n’ont pas eu le temps de sanctionner ou de départager.
À la fin du mois de mai, la Semaine sanglante voit l’écrasement de la Commune dans une violence extrême qui impose déjà un saut symbolique dans l’appréciation de cette expérience. Pour mettre à distance ces enjeux affectifs et politiques, Jacques Rougerie s’attache à formuler les prémisses des débats qui obnubilent la réflexion sur la Commune : c’est pour mieux s’en affranchir et restituer la façon dont les acteurs de l’événement comprirent eux-mêmes ce à quoi ils participaient.
Pour comprendre la nature de la Commune, les historiens se sont spontanément penchés, sinon sur ses réalisations, du moins sur ses projets politiques et sociaux, dans le but de la situer dans une filiation historique.
L’usage mémoriel qui a été fait de l’événement, par les différentes factions politiques, semblait lui donner une unité cohérente que les maigres sources institutionnelles de la Commune, entendue comme gouvernement, peinent cependant à préciser. De cette façon, faire la part de chaque composante idéologique, c’est-à-dire légitimer tel ou tel héritage, représente souvent un problème historique insoluble. Ainsi, les premiers historiens de la Commune qui sont aussi des témoins : Marx, alors homme fort de la première Internationale et Lissagaray, ancien communard lui-même, en font d’emblée, et avec talent, le support d’une réflexion politique et philosophique.
Tenant d’une histoire qui a renoncé à tirer les leçons du passé, Jacques Rougerie les sollicite cependant comme contrepoint pour mettre en lumière le décalage entre la signification attribuée à l’événement et sa réalité concrète, bien plus confuse.
La complexité du réel historique apparaît en effet avec l’exigence de mobiliser les sources contemporaines dans toute leur étendue, sans se cantonner aux « voies savantes d’une histoire strictement idéologique » : « C’est dans la confusion, l’indécision, parfois l’équivoque des situations réelles qu’il faut se plonger d’abord pour comprendre ce que fut la Commune » (p. 256). Par là même, il faut déplacer la focale braquée sur les quelques décideurs, appartenant au gouvernement de la Commune, vers la foule des acteurs anonymes qui furent témoins et acteurs de l’atmosphère de la ville insurgée.
C’est ce que rend possible, en premier lieu, l’étude des journaux qui parurent à Paris au printemps 1871, qui, dans leur grande diversité, permettent de se plonger, au jour le jour, dans ce qui fut un processus historique. Mais surtout, cette approche originale repose sur l’analyse extensive des sources judiciaires produites au cours des procès des communards dans les années qui suivirent la Commune.
36 309 détenus ont ainsi été jugés par les conseils de guerre ; les archives de chacun de ces dossiers donnent un accès précieux, et jusqu’alors très peu mis en œuvre, à la diversité des expériences des communards. Avec les précautions méthodologiques requises, l’auteur peut interpréter ces sources à un double niveau : pour restituer les biais interprétatifs des accusateurs, et pour donner la parole aux accusés, cités très abondamment, afin de restituer leur propre compréhension du contexte historique qu’ils ont traversé.
La diversité des expériences révélées par ces dossiers permet de donner un visage beaucoup moins abstrait à la Commune. La connaissance du quotidien et des préoccupations du peuple de Paris jettent une nouvelle lumière sur les décisions du gouvernement de la Commune.
Parmi les mesures d’ordre social prises dès l’instauration du nouveau pouvoir, on voit ainsi la question du moratoire sur les loyers primer sur toutes les autres dans l’opinion des ouvriers parisiens. En effet, les difficultés de la guerre, puis des sièges prussien et versaillais placent le peuple de Paris dans une situation économique très précaire, qui situe l’adhésion des Parisiens au gouvernement révolutionnaire sur un socle très concret.
De la même façon, l’étude de ces milieux populaires met moins l’accent sur les vastes projets socialistes, comme la mise en place d’un système d’ateliers coopératifs, que sur les décisions qui permirent de soulager immédiatement le quotidien des habitants de Paris. La réforme du Mont-de-piété, cet organisme de crédit pour les pauvres, est ainsi particulièrement revendiquée par les milieux populaires, de sorte qu’on peut observer comment le programme de la Commune, loin d’être une simple utopie, se trouve en partie façonné par la conjoncture socio-économique.
De façon générale, l’étude circonstanciée des archives des tribunaux de guerre permet d’incarner la Commune et ses décisions, et, par là même, d’identifier finement les différents acteurs et leur interaction au sein du processus révolutionnaire. C’est ainsi l’importance des comités électoraux et des clubs politiques, généralement installés dans des églises laïcisées, qui est restituée par l’ouvrage de Jacques Rougerie, à travers l’atmosphère révolutionnaire qu’ils entretiennent et qui fait pression sur les instances de décision.
Plus encore, la Commune peut alors se définir également par le type de sociabilité particulière qu’ouvriers et révolutionnaires expérimentent alors. Il est ainsi possible de se représenter ces hommes, mais aussi ces femmes, avec leur parler cru, leur violence ou leur bonhomie, leurs références idéologiques et leurs réactions spontanées, acteurs de l’événement à l’échelle locale, celle de l’arrondissement ou du quartier.
Observée à la loupe, l’attitude des communards, dans leur diversité, trahit aussi leurs défauts : la violence verbale ou le fanatisme de certains orateurs de clubs, l’arrivisme et l’indiscipline de nombreux membres de la Garde nationale, la médiocrité voire l’incompétence d’une grande partie des élus de la Commune elle-même.
Jacques Rougerie formule moins un jugement, qu’il ne réintroduit le hasard comme élément explicatif, plutôt que de se fier uniquement aux débats théoriques. D’une part, l’auteur retrouve l’origine des poncifs de la légende noire, et les déboulonne par la même occasion. Pour les pétroleuses notamment, ces femmes accusées de répandre le feu dans la capitale, il montre que c’est l’association entre les incendies plus ou moins stratégiques provoqués par les combattants communards, un fait divers indépendant, et son instrumentalisation par la propagande versaillaise qui donna naissance au mythe.
D’autre part, l’ouvrage tend à démontrer que la question de la prééminence de telle ou telle composante idéologique est souvent mal posée, dans la mesure où l’épisode révolutionnaire n’est pas envisagé comme un processus, en partie erratique. Ainsi, plutôt que de se demander si c’est davantage le républicanisme ou le socialisme qui caractérise la Commune, Jacques Rougerie montre que c’est la défense de la République qui est à l’origine du soulèvement du 18 mars, mais que le pouvoir une fois aux mains des élus du peuple, l’exercice des prérogatives républicaines s’accompagne nécessairement de mesures sociales, sinon socialistes.
En réalité, ce qui peut apparaître rétrospectivement comme une contradiction , n’en constitue pas une pour les contemporains. La République est envisagée par les communards « avec toutes ses conséquences, c’est-à-dire sociale, et peut-être même socialiste » (p.259). De la même façon, l’auteur met en garde contre nombre d’anachronismes commis par les historiens s’ils se servent de la terminologie, de filiation communiste en particulier, forgée a posteriori, ou même en réaction immédiate, dans le cas du témoignage de Marx en particulier, aux événements parisiens de 1871.
Les catégories de conscience de classe, de socialisme réduit au coopératisme, voire de prolétariat, dans son acception moderne, souvent employées pour décrire la Commune, empêchent généralement d’en saisir la nature propre, qui est celle d’un phénomène intermédiaire.
L’usage d’un vocabulaire anachronique, même de bonne foi, relève bien souvent des soucis d’appropriation politique par les différentes traditions révolutionnaires qui ont si vite fait de la Commune un mythe.
Afin de s’affranchir de ces filiations et de comprendre le véritable environnement politique du printemps 1871, il s’agit d’abord d’identifier les simplifications historiques qu’elles ont accréditées. Si aussi bien les marxistes que les anarchistes ont pu se réclamer la Commune c’est que des dissensions ont effectivement vu le jour au sein du mouvement parisien, en mai 1871.
Cependant, alors que les marxistes s’identifient à la majorité dans l’Assemblée de la Commune, et les anarchistes à la minorité, ce sont en réalité d’autres traditions révolutionnaires qui s’affrontèrent alors, entre d’un côté les jacobins, partisans d’une République centralisée, et de l’autre les membres de la jeune Internationale. Oubliant que ce sont surtout des sujets symboliques qui les opposèrent, les historiens postérieurs ont souvent surévalué les débats théoriques, et notamment l’influence du penseur socialiste Proudhon sur les internationaux, afin d’y reconnaître le conflit qui sépara plus tard anarchistes et communistes.
L’auteur montre en effet que, plus que les récentes théorisations socialistes, c’est le souvenir très répandu de la République de 1848 et de ses expériences politiques, qui fournit le cadre de référence de la masse des communards. Plutôt que d’insister sur les préfigurations initiées par la Commune, la démarche historique se doit ainsi de mettre en lumière les traditions dont elle est elle-même tributaire. Là aussi, l’abondance des sources judiciaires permet enfin de mettre au jour avec précision les différents courants qui animent la Commune, qui cesse ainsi d’être un objet non identifié au sein de l’histoire politique du XIXe siècle.
L’analyse circonstanciée du personnel de la Commune montre qu’on peut différencier deux groupes principaux : d’abord ceux qui se réfèrent prioritairement à l’histoire de la Grande Révolution, celle de 1789 et surtout 1793, c’est-à-dire les jacobins avec, en leur sein, les partisans du révolutionnaire Auguste Blanqui, et ensuite ceux, appartenant aux divers courants du socialisme naissant, qui s’éloignent de cet héritage, dont, en particulier, les internationaux.
Cependant, il n’est pas nécessaire d’insister trop sur l’ampleur de ces divergences, dans la mesure où la masse des communards parisiens sert d’arbitre et garantit l’unité de ces deux groupes. Les comités locaux et les clubs articulent en effet en leur sein les références à l’esprit sans-culotte et la promotion de mesures socialistes pratiques ; plus encore, ils font pression, avec succès, sur leurs élus pour les obliger bien vite à renoncer à leurs divisions.
C’est bien à réévaluer le rôle du peuple parisien, au-delà des seuls membres de l’Assemblée de la Commune et de ses chefs, qu’aboutit le vaste travail de dépouillement des archives des conseils de guerre, prouvant que pour comprendre un épisode révolutionnaire comme celui de la Commune, une histoire par le bas est nécessaire : aussi Jacques Rougerie s’attache-t-il à faire l’analyse du milieu social des communards.
Les archives qu’il mobilise permettent de recenser et de classer des informations biographiques concernant un grand nombre de communards. La diversité qui les caractérise apparaît alors : si la Commune est un phénomène complexe, c’est aussi parce qu’en son sein se sont réunies des identités sociales variées.
Parmi les personnes détenues et jugées par les procès versaillais, on trouve des hommes, mais aussi de nombreuses femmes, et même des enfants. L’auteur s’est attaché à isoler plusieurs catégories qui sont autant de visages de la Commune. Il y a ainsi « les vieux de la vieille » (p. 214), révolutionnaires de longue date, et parfois de père en fils, et les représentants d’un militantisme plus moderne, affiliés à la jeune Internationale. Ceux-ci appartiennent en particulier aux métiers ouvriers anciens, plus instruits et présentant un embryon d’organisation syndicale, comme les ouvriers du livre et du bois. Il y a aussi les ouvriers de l’industrie naissante, souvent plus pauvres, qui participent à l’insurrection, mais n’en fournissent pas de cadres. Il y a enfin les gardes nationaux, comptant de nombreux hommes venus du milieu de la boutique, ou des employés, avec leurs propres références.
Mais l’ampleur des sources permet aussi une approche statistique, propre à dresser un portrait du « communard moyen » (p. 242). La plupart des insurgés sont d’un âge assez élevé, si bien que les insurrections de 1848 et 1851 ne leur sont pas étrangères, mais la proportion d’ouvriers en leur sein est bien plus importante que lors de ces derniers soulèvements.
Cependant, ils appartiennent généralement à un milieu intermédiaire, qui n’est plus celui de l’artisanat ancien, et pas encore celui du prolétariat moderne : de là en réalité vient l’ambiguïté de la Révolution des communards.
La Commune et les Communards présente la somme des apports de Jacques Rougerie à l’historiographie de la Commune de Paris. Interprété dans son sens fort, le titre de l’ouvrage explicite son exigence de comprendre l’insurrection de 1871 à l’aune des hommes qui l’ont vécue, en la confrontant au mythe et à l’utopie politique.
Ce sont ces témoignages directs qui les donnent à voir comme des hommes et des femmes encore largement ancrés dans le XIXe siècle, plutôt que comme des précurseurs du XXe siècle.
Dresser leur procès, une nouvelle fois, à l’aide des archives des tribunaux militaires, permet en réalité de les soustraire finalement à une logique judiciaire, d’abord celle de leurs ennemis, mais aussi celle du tribunal de l’Histoire, invoqué par ceux qui, par la suite, se sont réclamés de cette révolution. L’auteur entend ainsi rendre la Commune, dans son contexte historique, aux communards.
Le contexte de la première publication d’une partie de l’ouvrage, en 1978, est fortement marqué encore par le poids de l’historiographie marxiste, autant que par une configuration politique relevant encore de la Guerre froide.
Faire l’histoire de la Commune revient alors à s’attaquer à un symbole politique qui commence à peine à devenir moins brûlant. Si Jacques Rougerie s’adresse donc en priorité aux traditions historiques contre lesquelles il s’inscrit, la méthodologie qu’il met en place pour faire en quelque sorte la généalogie à rebours de ces héritages, et en délivrer la compréhension de l’événement historique peut faire figure de modèle en histoire contemporaine ; c’est ce qui explique la pleine actualité de ce texte, et sa réédition quarante ans après.
Elle pousse cependant l’auteur à trancher de façon peut-être trop décidée en faveur du passé : la Commune ne serait que la dernière insurrection populaire du XIXe siècle. S’il est vrai que c’est plutôt par son échec, et donc par une rupture, qu’elle influence l’histoire ultérieure du mouvement ouvrier, l’idéal, qu’elle incarne, d’une République qui ne peut être que sociale et égalitaire, anime encore Jaurès et le socialisme français du premier XXe siècle.
Ouvrage recensé
– Jacques Rougerie, La Commune et les Communards, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2018.
Autres pistes
– Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, La Découverte, 2004.– Karl Marx, La guerre civile en France : la Commune de Paris, Paris, L’Herne, 2016.– Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique éditions, 2015.– Robert Tombs, La guerre contre Paris, 1871, Paris, Aubier, 1997.