Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de John Kenneth Galbraith
John Kenneth Galbraith montre, dans ce classique publié en 1967, que le système industriel se trouve aux mains de quelques grandes entreprises qui mettent en sommeil les mécanismes concurrentiels de marché. Le Nouvel État industriel se veut une étude de leur fonctionnement interne et de leurs relations avec les autres organisations du système économique. Ces grandes sociétés pilotent le processus économique, dictent et décident de ce qu’il faut produire et de ce qui sera consommé. Jouant autrefois le rôle de pouvoirs compensateurs, l’État et les syndicats tendent à se comporter en auxiliaires de la technostructure, laissant craindre l’apparition d’une classe dominante hégémonique, disposant des pouvoirs économiques, politiques et sociaux.
Alors que la science économique connaît un double processus de spécialisation et de formalisation au cours de l’après-guerre, Galbraith, à rebours de ces deux tendances, souhaite proposer une analyse historicisée du fonctionnement de l’ensemble du système économique américain.
Les grandes sociétés anonymes constituent son objet d’étude principal, ce qui lui permet de rompre avec la division traditionnelle entre microéconomie et macroéconomie. Il analyse tout d’abord les mutations de l’entreprise entre la fin du XIXe siècle et les années 1960. Il s’intéresse ensuite au fonctionnement interne de ces entreprises à l’aide du concept de technostructure.
Ayant ainsi défini la nature et les objectifs de ce groupe qui contrôle les entreprises, il propose d’étudier les mécanismes de régulation à l’œuvre dans le système économique, de réexaminer la manière dont sont allouées les ressources et d’analyser les transformations sociales, en particulier du système éducatif, générées par la dynamique économique.
Galbraith commence par analyser le processus de transformation de l’entreprise amorcé à partir des années 1870. À l’instar de Marx, Veblen et Schumpeter avant lui, il constate que l’entrepreneur individuel – qui était le propriétaire de l’entreprise, le coordinateur du processus de production, le responsable des décisions stratégiques et à l’origine des innovations – disparaît progressivement.
À sa place on retrouve d’un côté les actionnaires (des particuliers et des banques) qui apportent le capital et de l’autre des managers et des ingénieurs, qui dirigent le fonctionnement de l’entreprise. Galbraith reprend à cet égard la thèse de Berle et Means selon laquelle, avec le développement des sociétés par actions, la propriété de jure de l’entreprise (détentions d’actions) ne confère plus le pouvoir de facto de la contrôler. Il nomme « technostructure » le groupe d’individus qui possèdent les compétences techniques et managériales nécessaires à la prise de décision au sein des grandes entreprises.
Ce changement du régime de propriété, une forme de propriété collective se substituant à la propriété individuelle de l’entrepreneur, est lié à la hausse de la taille des entreprises.
L’origine principale de cette transformation réside dans la nature de la technologie moderne issue de la seconde révolution industrielle. La production s’effectue à l’aide d’un recours croissant aux machines et les délais de production s’allongent, de telle sorte que les besoins en capitaux des entreprises augmentent. Ces changements ont trois implications. Premièrement, l’entreprise a besoin d’une main-d’œuvre technique spécialisée capable de maîtriser les technologies sur lesquelles repose la production. Deuxièmement, dans la mesure où les entreprises regroupent un nombre toujours plus important de travailleurs, elles ont besoin d’une main-d’œuvre chargée de la coordination des différentes étapes de production et des différentes activités de l’entreprise (les managers). Enfin, dans la mesure où les délais et les montants investis entre le début de la production et la vente des produits sont colossaux, les entreprises planifient leurs activités à long terme.
Lorsqu’il mentionne cette dernière idée de planification, Galbraith entend que les entreprises tentent de s’abriter des incertitudes du marché, en particulier des variations de prix et de la demande et de prévoir tout événement non prévu afin de pouvoir y faire face. Pour ce faire, et puisqu’il a montré que le système industriel américain, qu’il renomme « système planifié », est essentiellement constitué d’oligopoles, les entreprises exercent leur pouvoir de marché afin de maîtriser leurs coûts et leurs prix de vente.
Le concept de technostructure forgé par Galbraith désigne « tous ceux qui apportent des connaissances spécialisées, du talent, ou de l’expérience aux groupes de prise de décision. C’est lui et non plus “la direction” qui est l’intelligence directrice – le cerveau – de l’entreprise » (p. 81-82). En tant qu’entité chargée de la prise de décision, et donc de la planification, la technostructure constitue un groupe aux intérêts propres au sein de l’entreprise, groupe qui tente de se prémunir des immixtions des syndicats, de l’État et surtout des actionnaires (p. 88). Alors que l’entrepreneur d’hier et les actionnaires d’aujourd’hui sont essentiellement motivés par le motif du profit, ce n’est pas le cas des membres de la technostructure, dont Galbraith étudie longuement les motivations.
Parce qu’ils sont salariés de l’entreprise, parce qu’ils s’identifient à l’organisation et parce qu’ils tirent leur pouvoir de l’entreprise en tant qu’organisation, les membres de la technostructure cherchent avant tout à assurer la pérennité de l’existence de l’entreprise. Plutôt que la maximisation des profits, leurs objectifs sont de garantir un maximum de profits, de faire croître les ventes et la taille de l’organisation, qui permettent d’accroître le prestige de l’entreprise à laquelle ils s’identifient, et de mettre en œuvre des innovations technologiques. En sus d’être un groupe particulier au sein de l’entreprise, Galbraith indique que la technostructure tend à former une nouvelle classe sociale, entre les travailleurs peu qualifiés et les apporteurs de capitaux, qui tente d’imposer ses objectifs non plus seulement au sein de l’entreprise mais dans l’ensemble de la société. Elle correspond ainsi à ce que l’on a nommé en France la « technobureaucratie » (Raymond Aron) ou le « groupe des cadres » (Luc Boltanski).
Pour atteindre ses objectifs – en particulier la hausse de la production –, la technostructure a intérêt à ce que ces objectifs correspondent à ce qui est valorisé socialement (p. 267, 314). Les rapports de la technostructure à l’État sont donc de nature de plus en plus coopérative, car la technostructure est dépendante de l’État pour deux raisons.
De manière directe, les grandes entreprises dépendent pour partie des commandes de l’État, en particulier dans le domaine militaire. L’auteur signale d’ailleurs que le fonctionnement des entreprises, qu’elles soient privées ou publiques, est identique et que les objectifs de leur technostructure le sont tout autant. Il forge à cet égard le concept de « symbiose bureaucratique ».
De manière indirecte, en mettant en œuvre des politiques macroéconomiques, l’État stabilise la demande globale afin d’éviter des récessions et des dépressions. Ce contrôle du niveau de la demande limite les incertitudes du marché et facilite ainsi la planification privée (p. 226-239). Deux autres outils sont mis en œuvre afin de soutenir le niveau de la demande : les dépenses de marketing d’une part, afin de stimuler la consommation, et le crédit à la consommation, afin de rendre les ménages assez solvables pour absorber la production.
Dans ce livre, Galbraith amende sa vision des syndicats. Dans American Capitalism, il voyait les syndicats comme un contre-pouvoir efficace face aux grandes entreprises, limitant leur capacité à réduire les coûts salariaux et à capter des profits de monopole au détriment des consommateurs.
Mais, il estime que les syndicats se comportent de plus en plus en auxiliaires du système économique. Leurs revendications de hausse de salaires aboutissent aisément parce que d’une part les membres qui décident dans l’entreprise sont eux aussi salariés, et parce que d’autre part les entreprises sont en mesure de fixer leur prix.
Le danger qui guette l’économie, du fait de cette institutionnalisation du conflit social, est une inflation croissante sous la forme d’une boucle cumulative hausse des salaires-hausse des prix, de telle sorte que le niveau de vie réel des individus n’augmente que dans la mesure où les gains de productivité sont partagés.
Le concept de souveraineté du consommateur désigne l’idée selon laquelle ce qui est produit, les méthodes de production et la quantité de ce qui est produit dépendent de la demande des consommateurs à travers les choix exprimés sur les marchés, choix auxquels répondent les entreprises.
Ce concept est développé par analogie avec le concept de souveraineté du citoyen, souverain dans ses votes. Galbraith remet en cause cette vision traditionnelle de la science économique selon laquelle les consommateurs pilotent le processus économique.
D’un côté, il montre que les choix des consommateurs sont pour partie modelés par les dépenses publicitaires.
De l’autre, les consommateurs ne peuvent exprimer des choix que si un bien ou un service est produit. Or les entreprises produisent aussi ce qu’elles désirent et tentent de nous faire désirer ce qu’elles produisent.
Ainsi, quand bien même les ménages souhaiteraient avoir accès à des services d’éducation, il n’est pas garanti qu’ils puissent exprimer une telle demande si ces services n’existent pas ou s’ils existent en faible quantité. Cette thèse de Galbraith a une conséquence sur une hypothèse majeure, souvent implicite, de la science économique : elle remet en cause l’idée selon laquelle une hausse de la production est toujours synonyme d’une hausse de bien-être.
Le Nouvel État industriel dépasse le cadre traditionnel de l’analyse économique pour s’intéresser aux répercussions sociales de la transformation des entreprises. Galbraith a par exemple proposé un modèle explicatif de l’évolution du système éducatif américain : les entreprises ayant besoin d’une main-d’œuvre de plus en plus spécialisée pour exercer les fonctions d’ingénieurs et de managers, l’auteur prévoit l’explosion du nombre de business schools dans les pays développés.
La capacité et la rapidité du système d’enseignement supérieur à produire une offre de services éducatifs qui correspond aux demandes des entreprises détermine alors l’importance de l’existence ou non d’un chômage structurel, chômage causé par l’inadéquation des compétences. La nature d’un système économique dépend toujours des interactions entre les différentes institutions qui le composent et la nature des technologies en vigueur.
Enfin, il faut souligner que la perspective économique et sociale de Galbraith fait que
Le Nouvel État industriel n’est pas uniquement un traité d’économie mais un essai sur ce qu’on nomme alors « la société industrielle ». On retrouve en effet dans ce livre les quatre grandes thèses présentes derrière ce concept qui a été également développé par des sociologues tels Raymond Aron et Daniel Bell.
Premièrement, le pouvoir dans l’entreprise et dans la société appartient désormais à une classe de managers et d’experts.
Deuxièmement, le fonctionnement des grandes organisations est similaire dans les pays occidentaux et dans les pays de l’Est. Dans les deux cas, la bureaucratisation de la société fait émerger la nouvelle classe que représente la technostructure.
Troisièmement, il n’existe plus de grande controverse idéologique sur les finalités de la vie en société, la croissance économique étant l’objectif prioritaire de toutes les économies développées. Les oppositions portent presque exclusivement sur les moyens techniques d’atteindre une croissance élevée. Quatrièmement, les conflits sociaux entre les entreprises et les syndicats ont été institutionnalisés et pacifiés.
Le livre a suscité un flot ininterrompu de commentaires au moment de sa parution. Les marxistes reprochent à Galbraith d’affirmer que la technostructure s’est substituée aux capitalistes en tant que classe dominante.
L’auteur a notamment négligé l’émergence de l’influence grandissante des investisseurs institutionnels sur les marchés financiers, qui nécessite sans doute de distinguer les technostructures industrielles des technostructures financières.
Les économistes néolibéraux, tels Hayek ou Friedman, lui reprochent d’avoir surestimé le pouvoir qu’ont les grandes entreprises de modeler les choix des consommateurs pour diffuser une idéologie démocrate favorable à l’intervention de l’État dans la production des services publics.
Les économistes de la synthèse classico-keynésienne, tel Solow, lui reprochent d’être « un penseur de système » alors que la tâche de l’économiste, selon eux, devrait être de se concentrer sur des questions spécifiques.
De manière plus générale, l’attitude d’une partie des économistes est bien résumée par la phrase de Paul Samuelson selon laquelle Galbraith est « l’économiste des non économistes ».
Une partie de la profession le considère comme un vulgarisateur de théories économiques qui exagère ses arguments afin de convaincre ses lecteurs. Il n’en demeure pas moins, d’après un sondage réalisé auprès de l’American Economic Association en 1970, que l’autre moitié de la profession est plutôt d’accord avec la description du fonctionnement réel du système économique américain.
Ce livre a ainsi eu le mérite d’avoir cristallisé les débats au moment du « Mai 68 des économistes américains », moment de convergence entre la critique du système économique et la critique de la science économique.
Ouvrage recensé
– Le Nouvel État industriel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 1968 [1967].
Du même auteur
– L’Ère de l’opulence [1958], Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1961.– Économie hétérodoxe, Paris, Seuil, coll. « Opus », 2007. – La crise économique de 1929, anatomie d’une crise financière, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2018 [1955].
Autres pistes
– R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962.– B. Baudry et A. Chirat, « John Kenneth Galbraith et l’évolution des structures économiques du capitalisme : d’une théorie de l’entrepreneur à une théorie de la grande entreprise ? », Revue économique. vol. 569, n°1, 2018, p. 159-187.– D. Bell, The Coming of Post-industrial Society, New York, Basic Books, 1973– S. Dunn, The Economics of John Kenneth Galbraith: Introduction, Persuasion, and Rehabilitation, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.– A. Chirat, « Le Mai 68 des économistes américains », L’Économie politique, n°79, 2018/3, p. 104-112.