Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Judith Butler
Judith Butler présente, dans Trouble dans le genre, un parcours philosophique dense à travers de nombreux travaux critiques, féministes et post-structuralistes, en particulier issus de la French Theory. L’auteure questionne les natures du « sexe » et du « genre » dont l’évidence masque des enjeux aussi cruciaux qu’impensés. Dans cette optique, elle invite notamment à percevoir l’impasse d’une fondation du « sexe » dans le domaine du biologique, démontrant ainsi que le genre, loin d’être binaire et prédéfini, relève finalement de l’imitation, toujours inaccomplie, bien plus qu’un destin biologique ou culturel.
Ouvrage classique à la fois dans les études et les mouvements féministes contemporains, Trouble dans le genre est traversé par une double critique. Il explore d’une part les différentes dimensions du sexe et du genre, et d’autre part, les apports, les difficultés et les points aveugles des théories qui étudient le lien entre ces deux notions.
Dans le cheminement de son argumentation, Judith Butler s’appuie en particulier sur les travaux philosophiques, linguistiques et psychanalytiques au croisement des études de genre, de la théorie critique et de la French Theory. Cette dernière, qui occupe une place centrale dans l’ouvrage, consiste en l’importation aux États-Unis, et plus particulièrement dans les départements d’études littéraires, d’un ensemble de travaux français hétérogènes des années 1970 tels ceux de Jean-François Lyotard, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan et Monique Wittig. Nombre de ces travaux ont en commun de se situer dans le courant post-moderne, structuraliste ou post-structuraliste, de mettre l’accent sur la déconstruction de l’idéologie du sujet ou d’être traversés inspirations nietzschéennes ou heideggeriennes.
Né de la rencontre entre les travaux universitaires de Judith Butler et ses engagements au sein des mouvements pour la reconnaissance et la liberté de sexualités, Trouble dans le genre est un ouvrage aussi riche que sa lecture est dense et exigeante. Cette exigence dérive de la richesse du corpus et du détail des analyses des principaux travaux que Judith Butler convoque et analyse. En schématisant, on peut avancer qu’en son centre, on trouve ce que l’auteure nomme elle-même la « théorie de la performativité », soit l’affirmation de l’absence de fondement biologique ou de loi culturelle au genre. L’auteure affirme, à l’inverse, qu’il est mieux conçu comme un effet de la répétition de discours et de pratiques, et non plus leur cause.
Le livre est parcouru de la vigilance de Judith Butler face aux fausses évidences les plus profondément ancrées dont elle expose des failles profondes et le plus souvent impensées, qu’il s’agisse de la manière dont corps et biologie apparaissent liés ou sur le lien entre genre et hétéronormativité. Ce terme, parfois remplacé, dans le texte de Judith Butler, par l’expression « hétérosexualité obligatoire », désigne la croyance selon laquelle l’hétérosexualité tient lieu de norme par rapport à laquelle les autres identités genrées et sexualités sont alors conçues comme des déviances. Trouble dans le genre constitue donc une lecture importante pour qui s’intéresse aux approches déconstructivistes, à la théorie queer, au postmodernisme ou encore aux controverses contemporaines sur la notion de genre.
La distinction classique entre un sexe biologique et un genre renvoyé au social ou au culturel apparaît rapidement comme un obstacle dans l’argumentation de l’auteure. Elle propose de renverser cette perspective fondationnaliste, en ceci qu’elle ancre la pluralité des genres sociaux sur une base « naturelle », celle de la morphologie des corps. Ce renversement peut s’exprimer simplement : le corps biologique lui-même apparaît comme une création qui n’a rien de naturelle.
Judith Butler s’appuie en cela sur les travaux de Michel Foucault pour qui « la notion de “sexe” rend possible de regrouper ensemble, selon une unité artificielle, des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations » sur laquelle se fonde une discipline constante des corps et des esprits afin de stabiliser les identités qui s’y rattachent. La « production disciplinaire du genre » que théorise Judith Butler fait ainsi largement écho aux recherches de Foucault. On y retrouve l’idée que la conformité aux identités disciplinées du genre est la condition à une vie « viable », et que quiconque déroge aux pratiques régulatrices du genre s’expose à des sanctions sociales, touchant le corps, l’esprit voire sa propre conception de lui-même et de son identité.
Ni Judith Butler ni Michel Foucault ne nient la matérialité des corps. Les deux philosophes remarquent néanmoins que la nature est muette quant à la détermination des sexes. La distinction des sexes ne saurait être pensée comme un fait naturel, puisque c’est avant tout un ensemble de discours qui, s’appuyant sur certains critères morphologiques à l’exclusion d’autres (donc des critères arbitraires), va nommer l’un « femelle » et l’autre « mâle ». Loin d’être une pure description de la nature, la division et la hiérarchie des sexes constituent une norme, au pouvoir contraignant, qui s’impose à l’individu sous peine de l’exclure des identités acceptées.
Dans une discussion des thèses de la psychanalyse et de l’anthropologie structurale, Judith Butler isole ce qui constitue, à ses yeux, la matrice de ces normes. Elle s’inspire notamment de la thèse de Joan Riviève, psychanalyste britannique, et de sa conception de l’identité de genre comme « mascarade », au double sens d’un jeu et d’une illusion. La bipartition du genre humain en deux ensembles sexués découle alors moins de la nature elle-même que de ce que Judith Butler nomme la « matrice hétéronormative », soit l’effort ininterrompu de la société et des individus qu’elle constitue, discipline, récompense ou sanctionne, pour maintenir « la cohérence interne ou l’unité de chaque genre – homme ou femme – [qui] requiert ainsi une hétérosexualité qui soit un rapport stable et simultanément d’opposition ».
Dans ses analyses, Judith Butler donne un rôle central à la notion de discours, au point de qualifier le genre de production discursive. Pour comprendre le fil de sa réflexion, il faut revenir sur la conception que la philosophe défend des rapports entre discours, pratique et identité. Le lien entre ces trois termes est notamment assuré par la théorie de la performativité.
Basée sur les travaux du linguiste John Austin , la performativité du discours désigne « cette dimension du discours qui a la capacité de produire ce qu’il nomme » , par exemple, lorsqu’un juge déclare un accusé innocent ou coupable.
Dans le cas du genre, la performativité peut être comprise comme le processus de répétition et de citation permanente des discours normatifs sur le genre, à travers les pratiques, les attitudes, les paroles et les représentations de soi et du monde, faisant finalement advenir un sujet qui ne préexiste pas par le renforcement des identifications. C’est notamment en ce sens que l’on peut comprendre la formule de Teresa de Lauretis : « ne pourrait-on pas dire que la case F que nous avons cochée en emplissant le formulaire, nous a collé dessus comme une robe mouillée ? Ou que pendant que nous pensions être nous en train de cocher le F sur le formulaire, c’était en effet le F qui était en train de nous cocher ? ».
En d’autres termes, il n’existe pas de sujet genré, c’est la répétition des normes qui fait advenir le genre et le naturalise. Un cas emblématique de cette situation se trouve dans l’exclamation rituelle prononcée lors d’une naissance : « C’est un garçon ! » ou « C’est une fille ! ». Il s’agit pour la philosophe de souligner une caractéristique principale du genre chez Judith Butler : il s’agit d’une imitation sans original, qui se construit et se sédimente par la répétition, mais dont le pouvoir de contrainte est pourtant bien réel.
En effet, la place qu’occupent les figures du drag queen ou du drag king dans la pensée de Butler se comprend alors clairement. Ces personnages, engagés dans une performance (au sens théâtral) de genre, illustrent tout en le détournant ce qui constitue le principal moteur de sédimentation des catégories de genre : le jeu de rôle, la parodie, la tentative impossible d’incarner les normes qui régissent les genres. Le drag est donc dans une situation qui est particulièrement riche d’enseignements pour la philosophe, mais le processus qui caractérise cette pratique est fondamentalement le même que celui qui gouverne, dans tous les cas, le rapport des individus au genre et à l’identité sexuelle. Si le drag trouble le genre, en le parodiant, c’est qu’en « en imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence ».
Trouble dans le genre est donc un ouvrage théorique qui a fait date, par le lien qu’il établit entre hétéronormativité, sexe et genre ainsi que par la conception du rôle et de l’opération des normes qu’il propose.
Cependant, il s’agit également d’un écrit ayant une forte dimension politique.Judith Butler est souvent perçue comme une pionnière de la troisième vague féministe.
Selon une typologie classique d’origine étatsunienne et issue des mouvements militants et des médias, à une première vague féministe centrée sur le droit de vote et celui à l’éducation succède), à partir des années 1960, une deuxième vague portant des revendications sur les droits sexuels et reproductifs, les luttes autour du travail domestique et contre les violences ciblant particulièrement les femmes.
L’idée d’une troisième vague exprime l’importance que prend, au tournant des années 1980, la revendication d’un féminisme incluant des groupes qui, auparavant, avaient fait l’objet d’une marginalisation, soit les femmes non-blanches, transgenres, lesbiennes ou appartenant à des groupes stigmatisés dénonçant leur exclusion des mouvements de la vague précédente.
Cette troisième vague est généralement caractérisée par son attention à l’intersection des dynamiques de race, de classe et de genre et par sa critique de l’essentialisme et de l’universalisme associé aux mouvements précédents.
Judith Butler produit une critique politique de la catégorie « femmes ». Comme elle le rappelle : « Vu l’insistance précipitée avec laquelle on table sur un sujet stable du féminisme où “les femmes” sont prises pour une catégorie cohérente et homogène, on ne s’étonnera pas que l’adhésion à la catégorie suscite de nombreuses résistances ». La catégorie « femme » recèle plusieurs dangers : celui d’un féminisme ethnocentrique et impérialiste centré sur les femmes blanches, de classes supérieures et hétérosexuelles.
Bien entendu, Judith Butler présente ici un écho des mobilisations et pensées féministes radicales que celles-ci, dans la lignée de la Lavender Menace, organisation féministe radicale lesbienne en lutte contre l’homophobie dans les mouvements féministes des années 1970, ou encore du Black feminism lesbien radical du Combahee River Collective, pendant la même période.
Face à cet enjeu, Judith Butler avertit de la nécessité d’une critique permanente, plus que d’un oubli, de la catégorie « femmes ». Elle appelle également au passage d’un féminisme unitaire à une politique féministe de coalition qui ne s’appuie pas sur un sujet ou une identité stable, mais sur des alliances basées sur des situations ou des problèmes particuliers rendant possibles des intérêts concordants.
Dans ses termes, une coalition ouverte peut alors se définir comme un « un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions ».
Trouble dans le genre, est un ouvrage majeur des études et mouvements féministes qui présentent à la fois un important panorama des réflexions critiques universitaires et militantes dont l’actualité est marquée aux États-Unis comme en France. Si sa lecture est facilitée par la connaissance préalable des principaux travaux que l’auteure convoque dans ses analyses, on y trouve néanmoins des axes de réflexion stimulants sur la nature du genre, la relation entre sciences naturelles et identité vécue, ou encore les contradictions internes aux mouvements d’émancipation.
En d’autres termes, contrairement à une idée répandue, Trouble dans le genre peut constituer une lecture nourrissante pour quiconque est disposé à questionner profondément ce qu’est « être une femme » ou « être un homme ». Judith Butler propose des analyses denses doublées d’une vigilance de tous les instants dans la cartographie et la critique des implicites qui structurent nos représentations les plus durables.
Traduit en 16 langues, Trouble dans le genre est un véritable ouvrage de référence. Sa réception internationale, tout en concédant à l’auteure la richesse de son propos, fut parfois mitigée. Sur la question du style, qualifié d’élitiste ou de jargonnant par bien des critiques, on peut se référer à la seconde introduction du livre, rédigée en 1999, dans laquelle Judith Butler propose ses réponses de fond sur la question de l’accessibilité.
L’ouvrage n’a été publié en français qu’en 2005, grâce à la traduction de Cynthia Kraus. Plusieurs travaux ont interrogé les conditions de cette réception académique et militante, dans un pays régulièrement secoué par des controverses du genre. L’ouvrage est en effet diffusé en France dans une période par exemple marquée par la prise d’ampleur de la troisième vague féministe dans le pays, mais également par les nombreuses mobilisations exigeant ou contestant l’ouverture du PACS, puis du mariage, aux personnes homosexuelles.
Ces travaux, ainsi que les écrits ultérieurs de Judith Butler, constituent d’intéressantes lectures afin de prolonger, ou de préparer, la lecture de Trouble dans le genre. De la même manière, la lecture des auteures liées au courant du black feminism, du féminisme radical ou des approches mettant en avant intersectionnalité des relations de domination constituent des lectures particulièrement nourrissantes, en écho à cet ouvrage.
Ouvrage recensé– Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, coll. « Poche», 2005.
De la même auteure– Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
Autres pistes– Grégoire Chamayou, « Vivre sa vie. Entretien avec Judith Butler », Contretemps, n°18, 2007, p. 111-128.– Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 1992. – Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 1989, p.139-167.– Eric Fassin, « Résistance et Réception : Judith Butler en France », La revue lacanienne, n°4, 2007, p. 15-20.