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Le Sombre abîme du temps

de Laurent Olivier

récension rédigée parAnne BothAnthropologue, secrétaire de rédaction de la revue Études rurales (EHESS- Collège de France) et collaboratrice du Monde des livres.

Synopsis

Société

Le Sombre abîme du temps, publié en 2008, résulte du mémoire d’habilitation à diriger des recherches de l’archéologue Laurent Olivier. Écrit à la première personne, cet essai dresse un bilan très critique des pratiques et des idées de sa discipline. Son auteur, loin d’être désabusé, propose une autre façon de penser le temps et, surtout, des pistes pertinentes et originales pour aborder l’enchevêtrement des temporalités. Il s’agit ni plus ni moins d’un nouveau paradigme.

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1. Introduction

Ce livre, le premier que Laurent Olivier a écrit seul, est tiré de son habilitation à diriger les recherches, qualification permettant d’encadrer des thèses. Il s’agit d’un exercice de style très académique retraçant à la fois son parcours intellectuel et annonçant ses futurs projets scientifiques.

Au moment où il publie Le Sombre abîme du temps, l’archéologue est un haut fonctionnaire du ministère de la Culture, œuvrant déjà au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Ce poste le maintient à l’écart des possibles entourloupes que le monde de la recherche aurait pu lui réserver pour bloquer sa carrière. Car le propos de Laurent Olivier n’est pas tendre à l’égard de sa discipline. Le constat qu’il tire de son histoire n’est pas très élogieux. Il la qualifie de superficielle et de science, un temps, embrigadée dans la perversion de l’histoire. Désenchanté l’archéologue ? Son livre prouve tout le contraire.

C’est précisément parce qu’il est animé depuis son adolescence par une passion sans faille pour ces archives de la mémoire qu’il propose d’inverser les perspectives, d’explorer de nouvelles pistes et d’aborder une posture prudente et modeste. Ce livre, à l’appréciable liberté de ton, interroge le projet archéologique et ses nombreux paradoxes. Il pointe aussi ses limites comme le fait qu’un objet ne rendra jamais le passé accessible, puisque par définition le passé n’est plus.

2. Une drôle d’histoire

Dans son ouvrage, Laurent Olivier retrace l’histoire ou plutôt les grands traits de l’évolution de l’archéologie. D’après lui, depuis qu’ils « ont conscience que leurs existences individuelles participent d’une histoire plus vaste de l’humanité, les hommes recherchent ce qui reste des créations des autres hommes qui les ont précédés » (p. 37). Cela expliquerait aussi pourquoi à leur tour, ils s’efforcent de laisser des traces. L’archéologie, tout du moins le mot, existe depuis les Grecs et les Romains prenaient déjà des anciens bâtis pour des reliques. Le phénomène se retrouve aussi en Chine dès le IXe siècle sous la dynastie Song. Cette préoccupation serait donc universelle.

Depuis l’époque moderne, puis au XIXe et au XXe siècle, l’archéologie s’est essentiellement focalisée sur les objets avec un marché d’antiquaires, de collectionneurs et autres falsificateurs. Laurent Olivier montre que ce qui peut sembler évident – n’exhumer que des objets de préférence en bon état – a eu des conséquences non négligeables sur cette discipline et plus largement sur l’histoire. En effet, les résidus sont écartés par les fouilleurs qui sont d’ailleurs souvent des paysans engagés pour le chantier. Quant aux archéologues, ils ne se salissent pas les mains dans la terre. Ils tournent les pages des catalogues, consultent les inventaires, examinent ce « musée de papier » (p. 169), imaginé par les grands antiquaires du XVIIIe siècle. Il faudra attendre la fin du siècle suivant pour qu’ils se mettent eux-mêmes à fouiller. Néanmoins, « les objets extraits du sol ne sont considérés alors que comme l’illustration matérielle d’une histoire autrement mieux connue par les textes ».

Bref, les objets ne sont là que pour appuyer des hypothèses avec des arguments matérialisés. Le contexte est totalement ignoré, les erreurs d’interprétation et de datation – parfois à un millénaire près – se multiplient. Les archéologues ne trouvent que ce qu’ils cherchent et pour combler leurs lacunes ont recours à leur imagination à partir de ce qu’ils croient déjà savoir.

Laurent Olivier montre que ses prédécesseurs ont utilisé les matériaux exhumés pour conforter la supériorité technologique et culturelle des Européens (indo-européen, indo-germain), aboutissant à une perversion de l’histoire qui atteignit son paroxysme avec les nazis. Il faudra attendre les travaux de André Leroi-Gourhan pour que l’acte de fouiller soit considérer comme un acte engageant la responsabilité scientifique de l’archéologue avec des conséquences irréversibles sur le passé exhumé.

3. Un nouveau paradigme

Homme de terrain, Laurent Olivier n’en est pas moins un théoricien. Il part du sombre constat que l’archéologie est « affectée par une crise du récit historique » (p. 48). Elle a été passablement corrompue, elle est devenue capable d’inventer de toute pièce un passé qui n’existe pas. L’auteur propose alors des pistes épistémologiques tout à fait stimulantes (et polémiques).

Il élabore un rapprochement entre la psychanalyse et l’archéologie dans la mesure où toutes deux explorent les couches inférieures du passé. Toutes deux entendent aussi mettre au jour non la réalité des événements mais cette mémoire enfouie, forcément interprétative et partielle. Prudent, il enveloppe la finalité de l’archéologie de précautions : « Pas plus dans la mémoire que dans le sol, les souvenirs ne sont des images du passé proprement empilées les unes sur les autres comme les pages d’un livre qu’il suffirait d’enlever une à une pour rendre lisible l’histoire » (p. 190). L’accumulation de plusieurs temporalités rend l’exploration autrement plus complexe.

Pour illustrer son propos, il s’appuie sur l’exemple de fossés creusés à l’emplacement de sites déjà occupés. Ces derniers n’existent plus, pourtant leurs traces persistent et sont visibles depuis des photos aériennes. Le sol devient alors un palimpseste, « un support où différentes couches d’informations ont été surajoutées les unes sur les autres, chaque nouvel apport étant directement lié à l’effacement du ou des précédent(s) » (p. 193). Aux multiples couches des événements passés s’ajoute bien sûr celle du présent, car la notion de passé n’existe que parce qu’il y a un présent, celui de l’interprétation.

Comment faire, dès lors, pour accéder à cette mémoire, pour comprendre l’usage de ces objets fabriqués à une période irrémédiablement révolue ? Laurent Olivier propose de s’inspirer des géologues, qui les premiers ont eu conscience du temps long et de sa dimension vertigineuse. Il soumet l’idée d’observer, comme eux, les phénomènes qui se répètent toujours au même endroit. Ce serait donc dans la récurrence que se trouverait une des solutions pour appréhender la mémoire (et non plus l’histoire).

Il préconise, par ailleurs, de recourir à une archéologie du présent. Il reprend à son compte deux idées de Walter Benjamin. D’une part, la mémoire est le support du passé et non le moyen de l’explorer. D’autre part, les grandes catastrophes du siècle dernier ont rendu indicible leur récit par ceux qui en ont été victimes. Cette « perte de l’expérience » se retrouve en effet aussi bien dans le cas de la Shoah que dans celui d’Hiroshima. Il en résulte une incapacité à transmettre qui pourrait être, en partie cela s’entend, contrecarrée par l’analyse d’objets-mémoires.

4. Le syndrome de Pompéi

Le rêve, pour ne pas dire le phantasme, de tout archéologue serait de découvrir un site qui aurait bénéficié d’un petit miracle, permettant d’arrêter net le déroulé du temps. Il pourrait alors exhumer une scène complète dans son contexte originel, vierge de toute altération. Or, nous explique Laurent Olivier, ce « syndrome de Pompéi » (p. 74), expression qu’il emprunte à L. R. Binford, est un leurre. Effectivement, les ruines de la ville romaine, découvertes en 1689 sous plusieurs mètres de sédiments par des ouvriers creusant un puits, ont révélé des scènes figées. Cette incroyable trouvaille – 16 siècles après l’irruption du Vésuve et ses mortelles nuées ardentes, a alimenté l’imaginaire archéologique. Elle laisse « entendre en effet que les créations du passé sont enfouies, intactes, sous l’accumulation de couches postérieures stériles qu’il suffirait d’évacuer pour leur rendre leur intégrité cachée » (p. 74).

L’état exceptionnel de conservation du site a passablement contribué à faire croire que ce qui était exhumé datait réellement de 79 ap J. C. Or, les premières pierres de la cité remontaient à cinq siècles plus tôt. Autrement dit, Pompéi au moment de la catastrophe était marquée par les traces de son propre passé. Elle comptait probablement des villas contenant des objets déjà anciens, qu’il sera difficile voire impossible de distinguer ou de situer dans le temps. En effet, le progrès comme les évolutions stylistique des objets ne suivent pas le cours graduel du temps. Par exemple les attributs décoratifs d’une lampe peuvent disparaître puis réapparaître des années voire des siècles plus tard, rendant ainsi très aléatoire toute tentative de typologie technique. « On attribue, explique Laurent Olivier, des vestiges archéologiques à des périodes erronées » (p. 145). Les objets peuvent aussi avoir été hérités, détournés de leur usage initial, modifiés ou n’avoir qu’une fonction symbolique. Autant d’informations, susceptibles d’échapper à l’archéologue. Cette mise en abîme devient vertigineuse.

En outre, Laurent Olivier insiste sur le fait que l’archéologue – comme toute personne réalisant une fouille – ne peut faire autrement que d’altérer l’objet de sa trouvaille. La simple action de dégager un tesson, un détritus, un os, l’arrache de son contexte de conservation et le modifie. « L’extraction des vestiges comme la mise au jour des sites sont, en elles-mêmes, fondamentalement des entreprises de destruction », souligne-t-il. Vue sous cet angle, la pratique de la fouille archéologique devient diaboliquement paradoxale. Par ailleurs, l’archéologue ne repère que ce qu’il peut identifier, écartant ainsi peut-être malgré lui des bribes d’objets ou des détritus. Il n’a accès qu’aux restes, ce qui a résisté à la disparition.

Ainsi, si l’on inverse la perspective, ce n’est pas parce qu’il n’y a rien dans ce tombeau à part un squelette qu’il n’y a jamais rien eu d’autre.

5. Oradour-sur-Glane, l’impossible conservation

Le devoir de mémoire, qui s’impose comme une injonction de plus en plus prégnante aux citoyens, apparaît à la lecture du livre de Laurent Olivier comme un non-sens. Il ne s’agit là ni d’une posture ni de provocation. L’anthropologue appuie sa démonstration sur l’exemple du village d’Oradour-sur-Glane (situé en Haute-Vienne), dont la quasi-totalité de la population présente – exceptée une personne – à été massacrée le 10 juin 1944 par un bataillon de la division SS Das Reich. En 1945, il est décidé que le village sera conservé en l’état comme un site témoin du massacre.

L’auteur nous explique que les concepteurs du projet, les Monuments historiques, font clairement référence à Pompéi et qu’il était « essentiel de montrer un lieu figé dans le temps comme subitement fossilisé par le cataclysme historique qui l’avait saisi : un Pompéi contemporain en quelque sorte » (p. 91). Or, des voitures continuent de traverser le village, des paysans d’y entreposer du matériel agricole, compromettant en quelque sorte sa sacralisation mémorielle. L’accès en est donc condamné, tandis qu’un autre village est construit à côté du précédent.

Progressivement, le site se détériore, des herbes folles apparaissent, les murs des maisons s’effondrent, des travaux de consolidation, de désherbage doivent être réalisés. Les interventions se font de plus en plus nombreuses à tel point qu’ « Oradour prend chaque année davantage la physionomie surréaliste d’un parc de ruines contemporaines fabriquées, dans lesquelles la part des restaurations tend progressivement à se substituer à celle des éléments originaux » (p. 92). La voiture du docteur Desourteaux, qu’il a dû abandonner avant d’être fusillé, n’a plus aujourd’hui grand chose à voir avec celle qu’il conduisait.

Plus de peinture, plus d’essuie-glace, plus de rétroviseurs, plus de vitres, plus de pneus. Ce n’est plus l’imposante Peugeot 202 du notable, que les visiteurs du Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane voient, mais une carcasse rouillée. Autant dire que la scène qui s’offre à eux diffère totalement de celle du massacre. De quoi témoigne donc dès lors ce site archéologique ? Quel sens allouer à cette conservation ?

Les objets, les bâtiments, la nature continuent de se transformer et appartiennent, nous rappelle Laurent Olivier, inexorablement au présent. « […] Nous ne faisons guère autre chose, en voulant préserver ces restes du passé “dans leur passé”, que les bourrer d’adjonctions qui leur sont étrangères » (p. 93). Bien entendu, la question se pose aussi pour Auschwitz visité chaque année par des centaines de milliers d’écoliers. Le camp de concentration et d’extermination est d’ailleurs devenu difficilement reconnaissable pour les rescapés.

Du reste, au fil du temps, le site va avoir de cesse de s’écarter de son état « originel ». Quant aux visiteurs des générations futures, ils risquent d’être de moins en moins émus par ce massacre. L’objectif de lieu de mémoire assigné à ces vestiges sera d’autant plus difficile à tenir.

6. Conclusion

Si l’on peu s’étonner, à juste titre, que ce livre, polémique, n’ait pas provoqué des réactions à la hauteur de son projet, il est régulièrement cité par les historiens et de plus en plus par les anthropologues, qui voient dans sa démarche une inventivité audacieuse.

En outre, cette manière singulière que son auteur a de convoquer, ici, la littérature avec Perec, là la psychanalyse avec Freud ou encore le naturalisme avec Darwin est de nature à irriter. Les pas de côtés disciplinaires sont souvent mal perçus, et ce, d’autant plus s’ils sont faits par quelqu’un qui entend proposer une théorie renouvelée. Néanmoins, au-delà des enjeux internes à l’archéologie, ce livre questionne plus largement ce que recouvre la notion de temporalité avec des idées littéralement époustouflantes.

7. Zone critique

Ce livre, à sa parution, n’a pas bénéficié de l’accueil qu’on aurait pu atteindre de la communauté archéologique française. Cette dernière s’est fendue d’à peine une poignée de comptes rendus, dont certains très acrimonieux (Ferdière 2010). Il en est allé tout autrement du côté anglo-saxon avec notamment la recension dithyrambique de l’éminent Gavin Lucas (2010). Il faut dire que Laurent Olivier évoque un point délicat de l’archéologie hexagonale, objet de son ouvrage suivant (2012).

Il s’agit des relations de subordination des archéologues français à leurs homologues nazis, qui ont durablement marqué la discipline. La coexistence de temporalités de Laurent Olivier a, en outre, dérouté voire excédé les gardiens du temple, arc-boutés sur une science historiciste. D’aucuns, comme Philippe Boissinot, considèrent qu’« il ne saurait exister une archéologie de l’actuel » (2016, p. 43).

Mais les archivistes, placés en première ligne de ces chevauchements de temporalités, y trouvent matière à réflexion et à réflexivité. La dimension politique sous-jacente de cet essai n’est pas sans expliquer le rejet ou l’adhésion dont il est l’objet. Son positionnement contre le roman national – trivialement résumé à nos ancêtres les Gaulois – ou ses réticences à l’égard du devoir de mémoire tendent à crisper les archéologues qui ont adopté une vision cumulative et historiciste de la discipline.

Certains historiens et quelques archéologues, ceux opposés au roman national dans la lignée du médiéviste Patrick Boucheron (2017), ont bien saisi les apports lumineux de cet essai.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2008.

Du même auteur

– Nos ancêtres les Germains. Les archéologues au service du nazisme, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2012.

Autres pistes

– Boissinot, Philippe, « Ce que le passé récent et l’actuel font à l’archéologie », in Balut, Pierre-Yves et al., Du silex au gobelet en plastique. Réflexions sur les limites chronologiques de l’archéologie, Bordeaux, Fédora, coll. « Sondages », 2016, pp 35-50.– Patrick Boucheron(dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Le Seuil, 2017.– Alain Ferdière, « Laurent Olivier - Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, “La couleurs des idées” », Revue archéologique du Centre de la France, tome 49, 2010 : 362-367.– Lucas Gavin, « Laurent Olivier, Le Sombre Abîme du Temps. (Paris : Éditions du Seuil, 2008, 303 pp.) », European Journal of Archaeology, n°2, 2010, pp. 273-275.

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