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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marcus Rediker
Qui étaient les pirates ? Au nom de quel idéal ont-ils hissé leur drapeau à tête de mort, cet énigmatique « Jolly Roger » ? En quoi ont-ils perturbé durablement le commerce colonial et les traites négrières du début du XVIIIe siècle ? Dans cet ouvrage novateur par le thème qu’il aborde, l’historien nord-américain, Marcus Rediker, revient sur le sort de quelques milliers d’hommes qui refusèrent de se soumettre à l’ordre mercantile et à l’exploitation pour préférer la liberté et la jovialité, dussent-ils le payer de leur vie. Il attribue à la piraterie une place dans l’histoire de la lutte des classes, l’envisageant comme un mouvement de révolte des forçats de la mer contre la discipline qui régnait à bord des navires marchands, volontiers considérés comme des bagnes flottants.
À travers l’étude d’une décennie que Marcus Rediker considère comme « l’âge d’or de la piraterie », 1716-1726, l’historien démontre que le vaisseau pirate du début du XVIIIe siècle était un monde inversé, aux règles et aux coutumes alternatives. Les pirates rendaient la justice, élisaient leurs officiers, divisaient leur butin à parts égales, limitaient l’autorité du capitaine et entretenaient un ordre social multiculturel, multiracial et multinational. Il explique également que, contrairement à ce qui se faisait sur les navires marchands et dans la royal Navy, les navires pirates n’étaient pas dirigés brutalement. Tout un espace méconnu de notre histoire est exploré, révélant un ordre social totalement différent de celui qui avait court dans les empires européens.
Cette histoire des pirates met en lumière les problèmes fondamentaux du XVIIIe siècle. Selon Marcus Rediker, le cas des marins passant à la piraterie révèle de la notion de classe ; le cas des Africains ou des Afro-Américains, précédemment esclaves, qui rejoignirent le Jolly Roger, pose la question raciale ; le cas de femmes pirates, si rares furent-elles, interroge la notion de genre. Tous ces éléments font de cet ouvrage une analyse d’histoire sociale originale, et passionnante.
L’historien explique dès le début de son ouvrage que l’explosion de la piraterie fit suite à la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), lorsque le commerce, à la fois d’esclaves et de marchandises, se développa considérablement dans l’Atlantique à la faveur de la paix instaurée par le traité d’Utrecht, qui mit fin à 13 ans de conflit européen.
Ces échanges suscitaient l’intérêt des pirates et contribuèrent à leur multiplication. C’est pour cette raison que Marcus Rediker choisit de concentrer son analyse sur les années 1716-1726. Les estimations contemporaines de la population pirate oscillent entre 1 000 et 2 000 individus. En comparaison, le principal ennemi des pirates, la Royal Navy, employait en moyenne 13 000 hommes par an pour la période concernée. Au moment de leur apogée, les pirates, qui naviguaient sur des bateaux puissamment armés, représentaient donc une force militaire non négligeable.
Les pirates ne se considéraient pas comme de vulgaires voleurs, mais avant tout comme des hommes sans patrie. En cousant leur drapeau noir, le symbole antinational d’un groupe de prolétaires hors la loi, ils déclaraient la guerre au monde entier. Ils considéraient généralement qu’ils venaient « des mers » et non d’un pays en particulier.
En dépit de l’image sanguinaire qu’ils ont encore de nos jours, les pirates ne souhaitaient pas nécessairement combattre : leur ambition était d’obtenir un butin et d’en profiter ; une bataille pouvait les priver de cette vie facile. Leur idée première était d’intimider l’équipage du bateau attaqué afin qu’il ne se défende pas ; la tactique fonctionnait généralement bien. Néanmoins, ils utilisaient la violence afin de contraindre les capitaines de bateau à révéler l’endroit où étaient cachés les biens de valeur.
De même, un grand nombre de navires arraisonnés étaient incendiés et coulés par les pirates pour dissimuler leur présence dans ces eaux. Toute cette terreur avait un effet dissuasif et intimidait les officiers de la Royal Navy. C’est ainsi qu’à partir de 1717, les officiers coloniaux et les marchands se plaignirent régulièrement que les navires de Sa Majesté rechignaient à lutter contre les flibustiers qui perturbaient le commerce.
Les pirates du début du XVIIIe siècle organisèrent un commerce lucratif et s’installèrent, pour accomplir leurs forfaits, en des lieux éloignés des sièges de pouvoir impériaux, se concentrant particulièrement sur la mer des Caraïbes et l’Océan Indien. Les Îles des Bahamas, ni défendues ni gouvernées par la couronne britannique, attirèrent dès 1716 des centaines de pirates.
Le gouverneur de la colonie de Virginie, Alexander Spotswood, note que les forbans utilisaient les Bahamas comme un point de rencontre général et considéraient ces îles comme les leur. Comme il n’y avait aucun gouvernement, chacun y faisait ce qu’il voulait. À partir de 1718, un flot de plaintes conduisit George Ier à charger Woodes Rogers d’une expédition pour reprendre le contrôle des îles. Les efforts du capitaine furent couronnés de succès, puisque les pirates partirent, et ce, dans toutes les directions : certains naviguèrent vers le nord, d’autres vers les petites îles des Caraïbes, et les derniers traversèrent l’Atlantique pour se rendre en Afrique.
L’embouchure du fleuve Sierra Leone accueillit ainsi de nombreux pirates qui y trouvèrent à la fois alcool et prostituées. De même, Madagascar a rapidement abrité un grand nombre de ces hommes, qui se mêlèrent durablement aux populations indigènes. Cela provoqua la méfiance des empire européens qui craignaient que leur commerce avec les Indes, dont les routes contournaient l’Afrique, ne fût entravé par cette présence. Ils voyaient en Madagascar un modèle cauchemardesque de région incontrôlable. Les pirates jouèrent avec les peurs des maîtres de l’Atlantique en menaçant de transformer certaines îles de la mer des Caraïbes en « second Madagascar », notamment les Bermudes. Cela limita dans un premier temps les tentatives européennes de contrer le mouvement de la piraterie.
L’historien précise également que le théâtre des opérations pirates s’adaptait au gré des saisons, des rythmes de transport des marchandises, et des stratégies de contrôle des océans par les monarchies européennes. Mais généralement, les bases se situèrent près des principales voies maritimes, aussi distantes que possible des puissances étatiques.
Après la guerre de Succession d’Espagne, ceux qui devinrent pirates avaient presque tous travaillé dans la marine marchande ou dans la Royal Navy. Ils aspiraient à de meilleures conditions de vie.
En effet, le sort des hommes de la marine marchande était peu enviable en ce début de XVIIIe siècle : ils devaient endurer des quartiers exigus, une mauvaise nourriture, des maladies dévastatrices, des accidents, des naufrages, la crainte d’une mort prématurée et des salaires très faibles et pas toujours versés. À cela s’ajoutait une discipline imposée par leurs officiers, souvent brutale, et parfois mortelle. Quelques pirates avaient servi dans la Royal Navy où les conditions n’étaient pas moins rudes et les salaires plus faibles que dans la marine marchande. La discipline, abusant de châtiments intentionnellement spectaculaires, était considérablement plus sévère. Enfin, tuberculose et scorbut étaient omniprésents sur les navires de guerre mal aérés.
Marcus Rediker explique qu’il y avait deux façons de devenir pirate. La plus spectaculaire, mais également la moins répandue était la mutinerie : les marins prenaient audacieusement et collectivement le contrôle d’un navire marchand, rédigeaient une charte, cousaient un drapeau où figurait le Jolly Rogers et « déclaraient la guerre au monde entier ». Durant les décennies 1710 et 1720, au moins 31 mutineries eurent lieu sur des navires marchands, souvent utilisés pour la traite des Noirs. Mais le plus souvent, le matelot devenait pirate en se portant volontaire lorsque son navire était capturé.
Car les pirates préféraient toujours des volontaires vigoureux et enthousiastes, qui renforçaient ainsi la cohésion sociale au sein du groupe, rendaient l’autodéfense efficace et permettaient en définitive d’assurer les succès des pillages en haute mer. Enfin, l’ouvrage rappelle que les pirates, sans exception, étaient issus des classes sociales les plus basses et que la piraterie attirait les marins de tous âges. S’ils étaient principalement originaires de l’empire britannique, certains venaient d’autres régions européennes (Hollande, France, Portugal), et quelques individus d’Afrique.
Marcus Rediker explique que la piraterie constituait un mode de vie choisi volontairement par de nombreux hommes défiant les traditions d’une société qu’ils rejetaient. Leurs contemporains ont assimilé un ordre social différent – différent de celui en vigueur sur les navires marchands et militaires – au désordre. Cette nouvelle organisation, articulée autour de la gestion du bateau, se manifestait par un égalitarisme qui plaçait l’autorité collective entre les mains de l’équipage.
Chaque vaisseau pirate fonctionnait selon les termes d’un contrat court approuvé par l’équipage, établi généralement au début du voyage. C’était en fonction de ces conventions écrites que les équipages confiaient l’autorité à un capitaine, et régissait leur vie à bord. Ayant besoin de quelqu’un qui ait à la fois un tempérament courageux et des compétences de navigateur, les hommes élisaient leur chef.
Ils recherchaient un commandement par l’exemple, et non un commandement dû à un statut imposé de fait. Ils n’accordaient que peu de privilèges : le capitaine ne mangeait pas mieux et devait également partager sa cabine ; le fréquenter n’était pas non plus considéré comme une marque particulière de faveur. L’équipage garantissait au capitaine une autorité incontestée pour le combat et la chasse, mais pour tout le reste, c’était la majorité qui gouvernait à travers le « conseil commun » qui réunissait régulièrement tous les hommes. Ainsi, des dirigeants ont pu être démis de leurs fonctions pour couardise, cruauté et même pour avoir refusé de capturer certains vaisseaux. Occasionnellement, en cas de despotisme, certains furent exécutés.
Un quartier-maître, élu lui aussi, venait contrebalancer les pouvoirs du capitaine au nom de l’équipage en inspectant le navire et en contrôlant les décisions prises. Parmi ses attributions, il y avait la distribution de nourriture de façon juste et équitable, pratique hautement importante lorsque les vivres se faisaient rares. Il était également responsable du butin, de sa prise initiale en passant par son transport et son stockage à bord du bateau, jusqu’à sa répartition à l’équipage.
La piraterie était considérée par les Européens comme un crime contre la propriété, plus particulièrement celle des marchands. Ces hommes violaient les lois en pillant l’argent et la marchandise, mais aussi en brûlant et coulant les navires. Une campagne active destinée à nettoyer la mer de la piraterie fut entreprise dès 1717 et soutenue par des officiers royaux, des marchands, des éditorialistes, des prêtres et des écrivains qui ont crée – par le biais de proclamations, textes, pamphlets et sermons – une image du pirate qui légitimait son anéantissement.
Afin de contrer ces brigands, une amnistie générale fut proposée par l’Empire britannique à tous ceux qui avaient commis des actes de piraterie le 5 septembre 1717, et fut renouvelée le 5 décembre ; des centaines de forbans acceptèrent ce pardon. Parallèlement, le gouvernement envoya Woodes Rogers détruire les lieux de rassemblement des Bahamas et installer à sa place un gouvernement convenable. Progressivement, les pirates rejoignirent les côtes de l’Afrique pour fuir le rétablissement de l’autorité dans les Antilles et se replièrent notamment aux abords du golfe de Guinée, sur la façade ouest du continent. Dès lors, les bateaux négriers devinrent un excellent terrain de recrutement pour les pirates En 1719, des avis légaux furent envoyés dans tout l’Empire, promettant une récompense à quiconque servirait le roi et le pays en arrêtant des pirates, déclarés ennemis de la couronne. En février 1721, une loi fut adoptée par la Chambre des communes destinée à supprimer la piraterie, avec l’appui du Premier ministre, Robert Walpole.
Au même moment, une escadre militaire fut envoyée vers les côtes de l’Afrique. Les pirates ne furent pas capables de rivaliser avec l’artillerie de la marine militaire ; ils subirent de lourdes pertes, plus de 250 furent capturés, enchaînés et marqués au fer rouge en attendant l’arrivée de bateaux négriers qui devaient les réduire en esclavage. 52 furent exécutés et les corps exposés pour susciter la terreur. Ce succès britannique provoqua la fin de l’âge d’or de la piraterie, que Marcus Rediker considère terminé à partir de 1726. C’est ainsi que l’Empire britannique renforça sa domination les côtes de l’Afrique et sur la traite négrière, devenant la plus grande nation esclavagiste jusqu’en 1807.
Les pirates sont encore de nos jours volontiers assimilés à des pillards assoiffés de sang et à des buveurs impénitents. Dans cet ouvrage, Marcus Rediker déconstruit toutes ces idées-reçues de notre imaginaire collectif et lève le voile sur le monde singulier de la piraterie du XVIIIe siècle.
L’historien explique que ce choix de vie découle presque toujours de sentiments d’injustices ressentis dans la marine marchande ou militaire. C’était le besoin de liberté qui poussait ces hommes à choisir cette voie. L’organisation sociale décrite suggère également une envie d’égalité, qui avait cours sur les navires où chaque voix comptait et où les dirigeants étaient élus. Souvent issus du bas de la hiérarchie sociale, les pirates n’aspiraient qu’à vivre libres et égaux, alors que leur ancienne condition ne leur procurait que misère et humiliations.
Cet ouvrage, particulièrement agréable à lire, s’intéresse à la piraterie à la fois à partir des méthodes de l’histoire sociale, mais également à partir de celles de l’histoire des représentations. Cette double analyse permet de comprendre les mécanismes du commerce international du temps et souligne ce qu’était la vie d’un pirate au XVIIIe siècle : une réaction sociale aux méthodes de la marine marchande et donc au capitalisme grandissant, avec pour seul objectif de vivre dans le plaisir et la liberté.
L’historien inscrit pleinement la piraterie dans la lutte des classes, un concept peu souvent repris de nos jours. Selon lui, il s’agissait de prolétaires qui s’organisaient contre le capital et les États, en proposant une nouvelle organisation. Cette vision marxiste et militante de la piraterie, n’en demeure pas moins très convaincante.
Ouvrage recensé– Pirates de tous les pays, Paris, Libertalia, 2008.
Du même auteur– Les Forçats de la Mer : Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain (1700-1750), Libertalia, 2010. – L'hydre aux mille têtes : L'histoire cachée de l'Atlantique révolutionnaire, Éditions Amsterdam, 2008.– A bord du négrier : Une histoire atlantique de la traite, Seuil, 2013.– Les Révoltés de l'Amistad : Une odyssée atlantique (1839-1842), Seuil, 2015.– Les hors-la-loi de l'Atlantique : Pirates, mutins et flibustiers, Seuil, 2017.
Autres pistes– Daniel Heller-Roazen, L’ennemi de tous : le pirate contre les Nations, Paris, Seuil, 2010.– Philippe Hrodej et Gilbert Buti, Histoire des pirates et des corsaires. De l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2016.– Philippe Jacquin, Sous le pavillon noir. Pirates et flibustiers, Paris, Gallimard, 2002.– Jean-Pierre Moreau, Une histoire des pirates. Des mers du sud à Hollywood, Paris, Seuil, 2007.