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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michel Pastoureau
Par quels prismes culturels voyons-nous les couleurs ? Telle est la question à laquelle Michel Pastoureau se consacre avec bonheur depuis bientôt cinquante ans. En prenant comme fil conducteur de ses questionnements l’étude des lexiques, des textiles, des sciences et des techniques, mais aussi de l’art et des symboles comme supports de croyances, l’auteur avance, dans cet ouvrage court, mais incroyablement dense, une nouvelle page de son histoire de la couleur dans les sociétés européennes, du Paléolithique à nos jours. Après Bleu, Noir et Vert, le livre Rouge s’attaque à la couleur la plus éminente de la civilisation européenne afin de comprendre comment elle a acquis, puis conservé, son incroyable richesse symbolique.
Dans de nombreuses langues européennes, tel que le latin, le mot rouge signifie aussi « coloré » ou « beau » ; en français et en allemand, il a pu être un équivalent de l’adverbe « très » ou « fort ».
Face au blanc signifiant la pureté et au noir connotant la saleté, il incarne l’idée de coloration au sein de la triade symbolique à la base de l’ordre chromatique européen au Moyen Âge. Il y a une raison pratique à cela : les colorants et les pigments qui, les premiers, permirent une coloration intense et durable furent rouges. Ainsi, très tôt, cette couleur devint-elle synonyme de l’idée même de couleur.
Pourtant, elle est aussi porteuse d’ambivalence : à la fois dangereuse et séduisante, diabolique et mystique, masculine et féminine, liée à la mort et à la naissance, elle se présente d’un point de vue matériel sous de très nombreuses nuances (c’est la couleur la plus variée en termes de nuances perçues, d’une dizaine à plus de trois cents selon les individus). Enjeu de compétitions techniques et de rivalités, le rouge est aussi un terrain d’affrontement religieux et esthétique. Enfin, il est l’incarnation par excellence de l’engagement politique révolutionnaire.
Michel Pastoureau, qui va jusqu’à qualifier l’expression « couleur rouge » de pléonasme, la définit comme « couleur archétypale » dans le sens où elle est la première que l’homme ait su reproduire et fabriquer. Les premières peintures du Paléolithique sont quasiment toutes rouges, de même que les parures, à la fois décoratives et prophylactiques, et les nombreux objets qui garnissent les sépultures des Égyptiens, Romains, Germains ou Bretons. Cinabre, hématite, réalgar ou minium du côté minéral, garance, pourpre ou kermès du côté végétal ou animal : la maîtrise des pigments, et notamment du rouge, apparaît dès le Paléolithique, par cuisson ou précipitation sur un élément minéral. Ces techniques permettent de mettre en images des univers mentaux. Ainsi, en Égypte, les teintes de peau brun-rouge connotent le masculin, et le beige clair, le féminin. L’aridité du désert est rouge, la fertilité du limon, noire. Négatif, le rouge symbolise l’ennemi et la guerre (les mauvaises actions sont dites « actes rouges »). Positif, il exprime le pouvoir, le sacré et la fécondité. Deux référents principaux du rouge participent, dans la plupart des sociétés antiques, à la connotation magique de cette couleur : l’Inde, la Perse, la Grèce voient dans le feu une divinité tour à tour créatrice et destructrice, et dans le sang une substance capable de purifier ou souiller, nourrir ou empoisonner. Les mondes antiques – que ce soit l’Égypte, Rome, et même la Grèce, dont l’architecture a longtemps imaginée comme uniformément blanche – sont intensément polychromes. L’architecture, la statuaire, les vêtements sont parés de couleurs vives parmi lesquelles le rouge prédomine. Pour son étude, Pastoureau s’appuie sur les écrits de Pline l’Ancien, dont l’Histoire naturelle décrit notamment la peinture grecque et romaine. Pline y fait de l’idéologie : ainsi les couleurs jugées trop vives de l’Asie s’opposent-elles au bon goût supposé des rouges romains (de même que le roux et le vert sont associés aux Barbares, et donc fortement dépréciés).
Durant le Moyen Âge, rouge sacré et rouge diabolique continuent de cohabiter. Mais le rouge y incarne aussi la beauté, car les plus belles matières colorantes le sont. Ainsi, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la mariée européenne était en rouge, tout comme la robe de fête des jeunes filles, teinte au moyen d’une garance locale. Amulettes égyptiennes de jaspe, statues assyriennes ou sumériennes peintes en rouge, morceau de corail autour du cou des Méditerranéens, ruban rouge attaché aux berceaux français, vogue du rubis dans les classes supérieures: nombreux sont les usages prophylactique des objets de couleur rouge, qui officient jusqu’à nos jours comme talismans.
Au fur et à mesure des entreprises coloniales et des découvertes techniques, des matières en viennent à désigner des nuances de couleur (rouge vermillon, rouge cadmium), contribuant ainsi à diversifier le rouge à la fois sur la palette des peintres ou dans le bac des teinturiers, et dans les imaginaires.
Le rouge garance, maîtrisé dès 7 000 ans avant notre ère, est d’une belle teinte profonde, obtenue sans trop mordancer (les mordants, tels que l’urine ou la chaux, permettent de faire entrer la couleur dans les fibres de l’étoffe). Plus tard, les teinturiers se spécialisent par couleur, empêchant longtemps l’invention du vert et autres teintes issues de mélanges tels que le violet ou l’orangé. Le rouge est le plus prestigieux et ses teintes offrent une infinité de nuances roses, rouges, vermillon, orange, traduites en autant de mots. L’ouverture du commerce avec le Nouveau Monde dès le XVIe siècle leur apporte cochenille du Mexique, bois de braise du Brésil (après l’Asie), ou encore rocou.
Les XVIe et XVIIe siècles voient également advenir d’importants bouleversements techniques, notamment dans le domaine de l’optique : l’ordonnancement traditionnel des couleurs de la plus claire à la plus foncée, établi par Aristote, cède devant les expériences sur la lumière de Newton (découverte du spectre lumineux, 1666).
Si ces théories et expérimentations doivent beaucoup aux recherches empiriques des artisans eux-mêmes, les scientifiques cherchent désormais non seulement à classer les couleurs entre elles, mais aussi à les combiner en distinguant couleurs « premières » et « secondaires ». Le vert se trouve dès lors « rabaissé » au rang de couleurs mélangées telles que le violet et l’orangé, tandis que le rouge, color colorum, « la couleur des couleurs », se voit éloigné à la marge du continuum théorisé par Newton. C’est donc la physique qui aura été au cœur de ces importants bouleversements symboliques.-
Chargé au Moyen Âge de significations positives, le rouge connaissait pourtant déjà des usages fortement différenciés : aux rouges coûteux et exclusifs des princes répondait le rouge comme signal d’infamie des prostituées, bouchers, bourreaux, lépreux, juifs et musulmans. À la fin du Moyen Âge, le couple blanc/noir devient plus signifiant que la paire blanc/rouge qui jusque là incarnait l’opposition entre couleur et non couleur. Le noir perd ses connotations diaboliques pour devenir, au XIVe siècle, la couleur de la tempérance et de l’humilité.
À la sortie de la période féodale, la Réforme religieuse, que Pastoureau qualifie de « chromoclaste » (dans le sens où elle s’oppose à la présence de certaines couleurs dans les lieux de culte), laisse une empreinte durable sur toutes les sociétés occidentales. Les vitraux sont détruits, les peintures murales passées à la chaux. Rubens, Raphaël, Uccello ou La Tour cèdent la place à Rembrandt. L’Église catholique romaine, que les Protestants associent dans leurs représentations et leurs discours à la luxure, à la couleur rouge et plus généralement à la polychromie, se doit de réagir et affiche, elle aussi, une certaine austérité : c’est la Contre-Réforme. Costumes et intérieurs sont désormais marqués par des tonalités sombres de noirs, de gris et de bruns.
Cependant, à la cour, le rouge continue de remplir une importante fonction sociale : le cinabre, porté sur lèvres et pommettes, complète la blancheur de la céruse qui est appliquée sur les bras et les visages pour signifier l’absence d’activité physique. Ce maquillage théâtralisé est un indice précis du rang de celui ou celle qui le porte, et il est dit de celui qui se retire du monde qu’il « quitte le rouge ». De même, les « talons rouges » ont longtemps désigné l’aristocratie tout comme la pourpre romaine était un privilège impérial « symbolisant l’autorité absolue de l’empereur » (p. 49).
Le XVIIIe siècle, dit « des Lumières », contraste avec le « Grand Siècle » des famines et des guerres auquel il fait suite : il est « clair, brillant, lumineux » (p. 147). Bleu, jaune, rose et gris émergent, alors que le rouge amorce son déclin. Le rose, une couleur qui peine d’abord à trouver un nom – on le croit jusqu’au XVIIe siècle une nuance particulière de jaune –, triomphe dans les classes supérieures. Ce rose sera longtemps « pensé comme une déclinaison pour enfant de l’ancien rouge viril des guerriers et des chasseurs » (p. 156).
Pourtant, entre les XVIIe et XIXe siècles, le sexe du bleu et du rouge va s’inverser : le bleu qui jusque là connotait la Vierge devient l’attribut des garçons et le rose, celui des filles. Le rouge n’apparaîtra plus sur le visage des hommes ni sur leurs vêtements. Les flamboyants pantalons garance des soldats de la Première Guerre mondiale seront remplacés par un bleu horizon plus discret. Le rouge, mixte à l’époque médiévale, se féminise. Il est désormais érotique.
Dans la France révolutionnaire, le bleu, couleur mariale au XIe siècle puis royale au XIIe, a rejoint le rouge sur le drapeau de la nation. Le rouge est devenu politique : c’est la couleur du bonnet révolutionnaire prétendument « phrygien », frappé de la cocarde tricolore, et celle du drapeau devenu, au XIXe siècle, l’emblème des luttes pour l’égalité sociale, puis du socialisme mondial.
Le drapeau rouge, qui sous l’Ancien Régime est utilisé pour avertir les populations d’un danger ou disperser les foules, a en effet pris, avec la loi martiale de 1789, une signification plus aiguë en se « teintant du sang » des Parisiens sur lesquels le maire de Paris a fait tirer lors de l’émeute ayant suivi la capture de Louis XVI à Varennes. Il est encore brandi par les insurgés lors de la Révolution de 1848 comme « symbole de la misère du peuple et signe de rupture avec le passé » (p. 171), manquant devenir le drapeau national. La Commune de Paris, en 1871, le hissera très brièvement au fronton de l’Hôtel de Ville. Ce n’est qu’en Russie qu’il réapparaîtra, avec plus de succès, en 1922, lorsque le parti bolchévique en fera le drapeau officiel de l’URSS. Après avoir été, au XIXème siècle, le signe de ralliement de tous les mouvements ouvriers et syndicalistes, ainsi que des partis socialistes émergents, il s’internationalise.
Petit Livre rouge, Étoile rouge, Khmers rouges, Armée rouge, Fraction armée rouge, Brigades rouges : le XXe siècle est celui des expérimentations plus ou moins radicales. « Tout un courant de pensée a confisqué à son seul usage son rôle d’emblème ou de symbole », regrette ouvertement Michel Pastoureau (p. 175). L’immense force symbolique de cette couleur, mais aussi de l’arrière-plan de codifications culturelles développé dans l’Europe chrétienne, depuis le système de signes complexes des armoiries seigneuriales dans lesquels le rouge était déjà surreprésenté, se sont étendus au reste du monde. Le rouge est devenu la couleur majoritaire des drapeaux nationaux.
Lié à la colère ou à des émotions négatives telles que la honte ou la confusion, le rouge est encore la couleur de la sanction, avec laquelle les professeurs corrigent les copies, héritier du rouge marquant criminels (fer rouge) et bagnards (bonnet rouge). Pastoureau rappelle ainsi le proverbe qu’évoque Victor Hugo dans Les Misérables : « « La veste du forçat est taillée dans la robe du juge » (p. 185). « Cousin du rouge théâtral est le rouge des cérémonies officielles. (…) (D)éjà présent au Sénat dans la Rome antique (…) c’est au XIXe siècle qu’il est définitivement associé à la mise en scène du pouvoir de l’État » (p. 187).
Du « bon » rouge – celui du pouvoir, qu’il soit impérial ou républicain, du sacré, du religieux, de la beauté, de l’amour, de la fête ou de l’enfance – au « mauvais » rouge – crime de sang, feu destructeur, colère, perversion, amour lubrique –, cette couleur a centralisé de façon durable, en dépit de ses ambivalences et de ses contradictions, notre rapport à la couleur en tant que telle. Les contes, en ce qu’ils proviennent de sociétés anciennes et en constituent la trace, sont de ce point de vue singulièrement intéressants : les couleurs y sont peu nombreuses, mais toujours signifiantes.
Pastoureau se saisit ici de l’exemple du Petit Chaperon rouge pour en proposer une lecture sémiologique : rappelant qu’avant les versions aujourd’hui les plus répandues de Perrault (1697) et des frères Grimm (1812), une première version écrite date de l’an mil, il invite à voir dans la triade rouge-blanc-noir un système de signes dont la fonction rituelle, propre au conte dans la société paysanne traditionnelle, dépasse les significations passagères des couleurs.
Au final, si aujourd’hui le rouge n’est plus la couleur préférée des Européens ni même la plus présente, il reste la couleur par excellence, conservant depuis le Paléolithique sa puissance évocatrice et demeurant le socle de très nombreuses représentations d’autant plus fonctionnelles qu’elles sont anciennes. S’amusant des nuanciers des fabricants de rouge à lèvres, « véritables petits dictionnaires du rouge » (p. 161), Pastoureau note que jamais autre couleur n’aura suscité une telle variété lexicale.
Comme il le rappelle utilement pour chacune des couleurs qu’il aborde, Michel Pastoureau nous invite à considérer que les objets colorés venus du passé n’offrent plus la même pigmentation qu’à l’heure où ils ont été créés, et que les éclairages (torches, bougies, ou ampoules électriques) transforment la perception que nous avons d’eux.
Cette perception est encore, et surtout informée par les systèmes socio-symboliques dans lesquels elles se déploient. Nous ne voyons pas avec notre seul appareil oculaire, mais avec tout notre cerveau, et c’est la leçon principale de cette superbe collection dont l’édition en collection « Beaux Livres » est magnifiquement illustrée.
Enfin, si la physique newtonienne et la chimie des pigments et des colorants a enlevé à la couleur « une partie de ses mystères » (p. 148), Michel Pastoureau jamais ne la réduit, comme phénomène, à l’histoire d’un matériau, fournissant au contraire les plus fines contextualisations historiques.
Ouvrage recensé– Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2016.
Du même auteur– Traité d’héraldique, Paris, Picard, Grands manuels, 1979.– L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil, Points Essais, 1991.– Bleu. Histoire d'une couleur, Paris, Le Seuil, 2002.– L'Ours. Histoire d'un roi déchu, Paris, Le Seuil, 2007.– Vert. Histoire d'une couleur, Le Seuil, 2013.– Le loup : une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 2018.– Jaune. Histoire d'une couleur, Paris, Le Seuil, 2019.
Autres pistes– Annie Mollard-Desfour, Dictionnaire des mots et expression de couleurs. XXème-XXIème siècles. Le Rouge, Préface de Sonia Rykiel, Paris, Editions du CNRS, 2009.