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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Mike Davis
Classique de sociologie urbaine, City of Quartz constitue le premier grand ouvrage de Mike Davis et l’un de ses plus connus. À partir d’un matériau hétéroclite allant d’ouvrages académiques au cinéma hollywoodien, l’auteur dresse le portrait de Los Angeles, représentante par excellence de ce que serait la « ville postmoderne ». La description critique de la mégapole californienne permet à Davis d’étudier les tendances lourdes de la société américaine – en particulier la militarisation de l’espace urbain et le renforcement des frontières sociales ainsi que des clivages ethniques.
Cet ouvrage se présente comme une biographie grand public de la ville de Los Angeles. À rebours de l’image enchantée que tentent d’en construire les élites locales, Mike Davis préfère explorer l’envers du décor officiel. Mêlant styles essayiste, académique et journalistique dans une approche interdisciplinaire, il accorde une grande importance aux contradictions de la société angelena.
Miroir grossissant des États-Unis, Los Angeles serait marquée par l’exclusion et la ségrégation. L’enfermement des catégories populaires (noires en particulier) dans des quartiers ghettoïsés constituerait l’un des traits saillants du néolibéralisme de la fin du XXe siècle. Plutôt qu’une approche chronologique exhaustive, Davis choisit de découper son livre en six chapitres thématiques explorant tour à tour la culture artistique angelena, les ficelles du pouvoir local, les mouvements NIMBY, les politiques sécuritaires et la chasse aux gangs, et enfin les grandes mutations économiques qu’a subi la région au XXe siècle à travers l’exemple de sa ville natale, Fontana.
Los Angeles, note Davis, est presque autant mythifiée que démythifiée. La construction de son image suivrait ainsi une « dialectique entre ville solaire et ville noire » (p. 23). La première tendance trouve son origine dans les fondements mêmes de Los Angeles. L’explosion démographique de la ville, au tournant du XXe siècle, est en partie le résultat des efforts du général Otis, directeur du Los Angeles Times. Celui-ci aurait contribué à « vendre Los Angeles, son soleil et son ordre social à la petite bourgeoisie fiévreuse et prospère du Middle West » (p. 25).
Cette campagne s’est appuyée sur la mise en avant d’un passé idyllique largement fantasmé. Le projet des « promoteurs du rêve » (p. 24) angelenos est cependant attaqué dès les années 1920 par l’avant-garde culturelle américaine. Insistant sur la brutalité des classes dominantes à l’égard des travailleurs et sur l’artificialité du paysage urbain, ce courant trouve son meilleur représentant dans le « genre noir ». Les romans, puis le cinéma à partir des années 1940, mettent en scène une petite bourgeoisie que l’appât du gain pousse souvent au meurtre. Les intellectuels européens réfugiés en Californie pendant la Seconde Guerre mondiale (parmi lesquels Brecht, Adorno, ou Thomas Mann) rapporteront avec eux une image particulièrement désenchantée de Los Angeles.
La fin des années 1950 marque l’apparition de la « première véritable intelligentsia autochtone de Los Angeles » (p. 64), rapidement étouffée par les élites locales. La libération culturelle des années 1960 se heurte ainsi à une répression polymorphe. Les hauts lieux de la culture underground sont fermés, les festivals réprimés par la police, les subventions aux activités culturelles des quartiers défavorisés coupées. Il faut attendre l’émergence du rap, dans les années 1980, pour que la jeunesse angelena retrouve un moyen d’expression propre. Pour mener la contre-attaque, les élites économiques achètent les services de « mercenaires » artistiques : « artistes, designers et professeurs sont venus chanter les louanges d’un nouveau César, le capitalisme immobilier international » (p. 65), à travers l’exaltation du caractère mouvant, multiculturel et, précisément, artificiel, de la ville. Ces nouveaux artistes sont massivement financés par les magnats de l’immobilier dans l’espoir que la diffusion d’une image valorisante de Los Angeles favorise une augmentation des prix du foncier.
L’économie de la cité repose très largement sur les activités immobilières, au point que les promoteurs et développeurs immobiliers disposent d’une influence considérable sur la politique locale. À nouveau, la place prépondérante de ces acteurs dans l’économie locale remonte aux origines de la ville.
Petite ville sans industrie dont les activités reposaient essentiellement sur l’élevage et l’agriculture, Los Angeles s’est considérablement développée à partir des années 1880 en attirant sur ses terres des spéculateurs fonciers du pays entier. Le général Otis, principal instigateur de ce « boom » économique, a pour cela lancé d’une part des programme de construction urbaine tout en écrasant de l’autre le mouvement ouvrier naissant. Cette stratégie a rapidement doté Los Angeles d’un avantage conséquent dans sa rivalité avec San Francisco pour attirer les investisseurs.
L’importance des capitaux immobiliers dans le développement local s’est maintenue depuis. Le cas de Fontana, située à quelques dizaines de kilomètres de Los Angeles, en offre une bonne illustration pour la période plus contemporaine. Dans les années 1980, la faillite de l’industrie sidérurgique qui s’y était implantée quarante années plus tôt a plongé la ville dans une crise sérieuse. L’équipe municipale tenta alors de remédier à ce déclin en attirant des investisseurs immobiliers – présentés comme seule alternative – à travers des réductions de taxes et le lancement de grands projets urbains. La mise en place de cette politique s’est cependant révélée un gouffre financier et a conduit la ville à s’endetter bien au-delà de ses capacités de remboursement. Davis montre ainsi que le poids économique des promoteurs exerce une pression forte sur les décisions politiques locales et sur l’urbanisme en général.
Pour Mike Davis, l’histoire du pouvoir politique de Los Angeles se confond avec celle des investissements immobiliers. De la fondation de la ville à l’époque où il écrit, Davis montre que les coalitions immobilières ont bénéficié d’un soutien constant de la part des décideurs politiques. Ces derniers ont notamment doté Los Angeles de règlements d’urbanisme particulièrement flexibles offrant aux promoteurs de grandes libertés. En contrepartie, ces derniers sont devenus la principale source de financement des partis républicain et démocrate de la ville. Outre le général Otis, les maires de Los Angeles Sam Yorty (1961-1973), puis Tom Bradley (1973-1993) ont tous deux reçu un soutien actif de la part de ces magnats de l’immobilier.
La configuration économique et politique de Los Angeles a ainsi permis de désamorcer, via une féroce répression, les tentatives de mouvements sociaux populaires. Néanmoins, note Davis, la prégnance des enjeux fonciers a favorisé l’émergence d’un autre type de militantisme : les « nimbies » (p. 137). De l’anglais « NIMBY », pour « Not in my backyard » (littéralement : « pas dans mon arrière-cour »), ce terme désigne une mobilisation locale contre un projet d’aménagement.
Pour Davis, le nimbisme constituerait « le mouvement social le plus puissant aujourd’hui en Californie du Sud » (p. 138). Il serait mené par « des propriétaires aisés regroupés sous la bannière de leur quartier pour en défendre l’exclusivité et préserver la valeur de leur patrimoine immobilier » (p. 138). Il s’agirait ainsi d’un mouvement servant les intérêts des classes supérieures propriétaires contre les intérêts des locataires et, plus généralement, des classes populaires.
Davis reconstitue en outre la « généalogie raciste » (p. 144) du mouvement NIMBY. Il montre que les premières mobilisations de propriétaires de Los Angeles remontent aux années 1920. Il s’agit alors d’une « mobilisations de Blancs contre l’accession à la propriété des Noirs à l’extérieur du ghetto » (p. 146). Les premiers obtiennent alors l’instauration de règlements d’urbanisme racistes, en vigueur jusqu’en 1948, qui interdisent 95% du parc immobilier de la ville aux Noirs et aux Asiatiques. À partir des années 1950, ces mouvements se sont progressivement déplacés vers la lutte contre la densification du bâti, accusée de dégrader le paysage urbain, donc la valeur des propriétés. Les nimbies sont ainsi à l’origine d’une bipolarisation sociale de Los Angeles en « deux zones urbaines : celle qui accueille les propriétaires de maisons individuelles (…) et celle où vivent les locataires » (p. 155).
En tentant de limiter la densification urbaine, les nimbies s’opposent aux intérêts des grands promoteurs immobiliers qui avaient jusqu’ici été leurs alliés. Chaque camp cherche dès lors à renforcer sa légitimité via l’instrumentalisation de certains discours progressistes. Les propriétaires, majoritairement ultralibéraux et soutiens du parti républicain, mobilisent des arguments écologistes dans leur opposition aux grands projets d’urbanisme. Les promoteurs, acteurs historiques de l’apartheid résidentiel pendant la première moitié du siècle, se présentent quant à eux comme les défenseurs d’une plus grande mixité sociale.
Davis souligne que la lutte entre nimbies et promoteurs implique deux groupes dont les intérêts sont également opposés à ceux des classes populaires. Celles-ci auraient ainsi été effacées de la vie publique angelena. L’auteur montre que les grandes tentatives de constitution de mouvements populaires à Los Angeles ont historiquement été criminalisées et brutalement réprimées. À la fin du XIXe siècle, la stratégie d’attraction des investisseurs menée par le général Otis reposait sur une politique dite d’« open shop » : « les syndicats existants furent bannis des entreprises, les piquets de grève pratiquement interdits et les opposants persécutés » (p. 25).
Los Angeles s’est depuis maintenue comme « bastion antisyndical » (p. 5). Quelques décennies plus tard, les militants du Black Power sont également réprimés par les armes. À Watts, en août 1965, environ 75 000 personnes – pour l’essentiel membre des classes ouvrières noires – organisent un soulèvement en réaction aux discriminations dont ils sont victimes. Dans les années qui suivent, les forces de police prennent pour cible les militants Black Panther, massivement arrêtés et, pour certains, assassinés avec la complicité de la police.
Éloignées du pouvoir, les classes populaires l’ont également été géographiquement. Davis dresse le constat d’une polarisation spatiale croissante. Les ghettos noirs, constitués par les règlements d’urbanisme à partir des années 1920 se sont maintenus après les années 1960 par la dynamique, toujours flambante, des prix immobiliers. L’accès des ménages les plus modestes à la propriété étaient nécessairement interdit. Le maintien en quasi-captivité des classes populaires dans des quartiers saturés est entretenu par les classes dirigeantes (celles-ci peuvent en effet augmenter les loyers sans risque de voir leurs locataires déménager).
Les subventions versées à ces quartiers par la municipalité sont progressivement réduites tandis que s’accroissent celles à destination des grands projets urbains menés dans les zones favorisées où s’investit déjà l’ensemble des capitaux internationaux. L’explosion du chômage et l’érosion progressive des revenus des quartiers populaires a constitué, pour Davis, le terreau des gangs : « dans une société de plus en plus réactionnaire et barricadée, où la solidarité est strictement rationnée (…), comment s’étonner que les jeunes des quartiers pauvres nourrissent leurs propres fantasmes de pouvoir les armes à la main ? » (p. 287).
Davis prête une attention particulière à la façon dont la répression exercée par les élites économiques s’exprime dans l’architecture et l’aménagement. À nouveau, l’auteur oppose les mécanismes à l’œuvre dans les quartiers populaires à ceux des zones résidentielles aisées et des centres d’affaires : « Nous vivons dans des "villes forteresses" polarisées à l’extrême, entre, d’un côté, les "cellules fortifiées" de la société d’abondance et, de l’autre, les "espaces de la terreur" où la police mène une guerre contre des pauvres criminalisés » (p. 204). Cette séparation des zones urbaines trouve une bonne illustration dans la gestion des espaces publics. Les subventions publiques sont essentiellement consacrées à doter les quartiers les plus riches d’« espaces piétons luxueux, avec des squares, des fontaines, des œuvres d’art de renommée internationale » (p. 212) tandis que les quartiers populaires sont privés de soutien financier.
Sauf dans les quartiers les plus pauvres, le mobilier urbain est conçu de façon à chasser les indigents (absence de toilettes publiques, bancs sur lesquels il est impossible de s’allonger, etc.). L’architecture elle-même assume explicitement une fonction répressive : bibliothèques et centres commerciaux sont entourés de murailles surmontées de barbelés et flanquées de caméras de surveillance.
En dehors de ces enclaves ultrasécurisées, la militarisation de l’espace urbain est menée directement par la police, qu’elle soit publique ou privée. Le Los Angeles Police Department (LAPD) et les entreprises privées de sécurité se divisent ainsi le travail de lutte contre la délinquance. Le premier supervise les grands dispositifs de sécurité tels que la surveillance aérienne (par hélicoptère) et les réponses armées aux émeutes urbaines. Les émeutes de Watts de 1965 ont marqué l’adoption, par le LADP et une partie des dirigeants locaux, d’une « rhétorique de guerre sociale » (p. 204) assimilant l’ensemble des classes populaires noires à des délinquants potentiels.
Cette criminalisation atteint un de ses points culminants avec l’opération Hammer menée en 1988, consistant « à saturer les rues d’uniformes bleus et à rafler au hasard des milliers d’adolescents » (p. 238). En parallèle, des entreprises privées sont engagées par des particuliers ou des collectifs de propriétaires pour assurer la sécurité de leurs résidences via des systèmes d’alarme, des patrouilles, des escortes personnelles et, au besoin, des « réponses armées ».
Pour Davis, l’organisation sociale et géographique de Los Angeles est le produit de la domination d’un pouvoir financier reposant sur la spéculation immobilière. La ségrégation résidentielle à laquelle il donne lieu illustre au mieux les dérives racistes et excluantes qui, selon Davis, se situent au cœur de la société américaine.
City of Quartz s’appuie sur le constat, inspiré de la pensée marxiste, que le néolibéralisme est menacé par ses propres contradictions : la recherche de l’accumulation illimitée de capitaux serait vectrice de tensions sociales croissantes entre les classes populaires et les élites dirigeantes. Ces dernières se protègent de ces tensions à travers une surenchère sécuritaire fédérant les classes moyennes et supérieures blanches contre les populations noires pauvres. Pour Mike Davis, Los Angeles est ainsi le terrain d’une « nouvelle guerre de classes (qui ne fait parfois que prolonger la guerre raciale des années soixante) au niveau de l’espace urbain » (p. 208).
City of Quartz est aujourd’hui reconnu comme un ouvrage pionnier d’exploration des formes urbaines propres au néolibéralisme, et en particulier des quartiers sécurisés contemporains. Les émeutes de 1992, qui ont confirmé les prédictions de Mike Davis deux années après la parution de son ouvrage, ont contribué à faire de son auteur une référence classique en géographie sociale. City of Quartz vient compléter des travaux plus théoriques, tels que ceux de David Harvey et Neil Smith, qui partagent avec Davis sa représentation de l’espace urbain comme produit de la lutte des classes.
En outre, la mobilisation d’œuvres de fiction dans l’étude de Los Angeles a fait de City of Quartz une référence méthodologique dans l’étude des imaginaires urbains. Toutefois, le ton polémique et le caractère souvent partial de l’analyse ont été l’objet, dès sa publication de certaines critiques de la part du milieu académique.
Ouvrage recensé
– City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 2006.
Du même auteur
– Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du désastre, Paris, Allia, 2006. – Petite Histoire de la voiture piégée, Paris, Zones, 2006.– Dead cities, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009.
Autres pistes
– Henri Desbois, « Présence du futur », Géographie et cultures, 2007.– David Harvey, Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine [2012], Paris, Buchet/Chatel, 2015.– Henri Peretz, « Davis Mike, City of quartz. Los Angeles, capitale du futur », Revue française de sociologie, 1998.– Rita Raposo & Diogo Cotta, « Quartiers sécurisés, perceptions du (dés)ordre socio-spatial et mé(con)fiance envers l’État », Déviance et société, 2009.– Neil Smith, The New Urban Frontier: Gentrification and the Revanchist City, New York, Routledge, 1996