Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Nicolas Bouzou et Julia de Funès
Avec comme sous-titre « Pourquoi les entreprises font fuir les meilleurs ? », La comédie (in)humaine explore un monde de l’entreprise qui peut pousser jusqu’à l’absurdité : « réunionite aiguë », séminaires sportifs, créatifs ou de bien-être, multiplication des process de fonctionnement. Pour les auteurs, nous assistons, depuis quelques années, à une véritable « comédie managériale ». L’entreprise, qui se doit d’être un lieu de travail, d’innovation, de capacité d’investissement, mais aussi de convivialité, a perdu son sens originel. À la suite des mutations technologiques, chacune des composantes de l’entreprise, du dirigeant au salarié, a perdu sa finalité. Nicolas Bouzou et Julia de Funès, à partir d’un état des lieux sans fards de l’entreprise d’aujourd’hui, donnent des clefs pour la remettre au cœur de ses objectifs et ainsi faire revenir les meilleurs qui ont fui cet univers totalement inhibant.
C’est à une véritable mutation que l’entreprise est confrontée avec l’omniprésence des nouvelles technologies. Le travail évolue, certains métiers disparaissent, tandis que d’autres apparaissent. Le monde du travail se modifie structurellement avec le chômage de masse qui s’est installé en France, et la peur de perdre son emploi qui en découle pour les salariés. De l’autre côté de l’échelle, les chefs d’entreprises font face à des marchés de plus en plus concurrentiels et internationalisés. Ils se doivent d’innover et de rendre leurs salariés toujours plus efficaces et motivés.
Mais l’on assiste aujourd’hui à de nombreux dysfonctionnements au sein de l’entreprise avec des répercussions désastreuses. Elles sont moins innovantes, moins concurrentielles, et leurs salariés, de plus en plus stressés, font face à de nouvelles maladies : burn-out, bore-out, brown-out… Des pathologies lourdes pour les salariés et catastrophiques pour le bon développement de l’entreprise.
Pour Nicolas Bouzou et Julia de Funès, le nœud du problème se situe dans la nouvelle approche managériale. « Le XXe siècle avait été dominé par un management autoritaire ou paternaliste qui correspondait à l’infrastructure économique d’alors. » (p. 33) Nous assistons à l’heure actuelle, selon les auteurs, à un management positiviste infantilisant, une catastrophe pour la bonne marche de l’entreprise.
S’il est une tendance aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, celle traditionnelle autant que la start-up des nouvelles technologies, c’est bien l’avènement d’une forme récente de management qui tend à promouvoir le bonheur comme élément principal de tout environnement de travail. Toute entreprise soi-disant moderne se doit de mettre en place divers dispositifs afin que ses salariés se sentent au sein de l’espace travail comme dans un cocon protecteur. Les managers positivistes ne cessent d’innover en termes « d’idéologie bonheuriste ». Cela passe, par exemple, par les réunions et séminaires qui tendent à renforcer et/ou à créer un collectif « heureux ». Les salariés doivent nager dans le bien-être et le bonheur, ensemble, et tout le temps. On fait alors appel à toutes sortes de coachs et spécialistes pour transmettre un esprit positif aux équipes.
Mais pour Nicolas Bouzou et Julia de Funès, une entreprise n’est pas une équipe de foot. Comment comparer une équipe de foot qui a l’objectif de mettre le ballon au fond des filets avec une entreprise ? Elle est en effet composée de salariés- jusqu’à plusieurs milliers, travaillant chacun avec des objectifs différents, au sein d’une structure dont la finalité n’est pas toujours claire. Autre écueil mis en avant : alors même que l’on entretient dans le sport une « propagande du collectif », ce sont bien avant tout les individualités qui sont essentielles. Le comble pour les auteurs, c’est lorsque le monde de l’entreprise présente les managers sportifs ou des sportifs comme des champions du management. Car leurs expériences, aussi riches soient-elles, ne sont définitivement pas transposables dans le monde de l’entreprise.
Les deux auteurs dénoncent également tout ce qui est imaginé et mis en place pour donner l’illusion aux salariés qu’ils sont sur leur lieu de travail au plus près du nirvana : l’installation de baby-foot ou de crèches, les séminaires et formations « fun », la création de nouveaux métiers, CHO et QVT, Chief Happiness Officer et responsable Qualité de Vie au Travail, l’intervention de pseudo coachs en développement personnel et bien-être… Or le bonheur n’est pas quantifiable. En revanche, les dirigeants d’entreprise se doivent de créer un environnement de travail qui soit agréable et convivial. Car il faut savoir bien différencier bonheur et convivialité. C’est de leur responsabilité. C’est dans ce contexte que les salariés, heureux de travailler, donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Dans l’entreprise du XXe siècle, selon Nicolas Bouzou et Julia de Funès, on pousse l’absurdité du management jusqu’à un paradoxe. « L’entreprise, qui devrait incarner la liberté économique, l’audace, l’innovation, devient une prison. » (p. 47) Un précepte, issu du management traditionnel paternaliste, fait encore légion parmi les chefs d’entreprises : l’individu, intrinsèquement paresseux, préfèrerait ne pas travailler. Il y aurait même une véritable idéologie du contrôle qui pousserait les employeurs à mettre sous surveillance leurs salariés par le biais de process managériaux. Pour les auteurs, le badge en est un bel exemple. Il est le symbole même d’un processus de repérage permanent, de l’entrée/sortie des salariés, aux pauses café, cigarettes, déjeuners…
Le motif du badgeage pour des raisons de sécurité en partie justifiée, n’en est pas moins fallacieux dès lors que le salarié se sent observé en permanence et lorsqu’il interdit l’accès de certaines zones à certains d’entre eux. Cette chaîne de process entrave l’action des salariés en leur supprimant le sentiment de liberté, essentiel à l’autonomie. Pour étayer cette analyse, une étude de Malakoff Médéric de 2016 est par exemple citée : les salariés ne sont plus que 22% à estimer pouvoir prendre des décisions. Ils étaient 34% en 2009. Preuve que les entreprises leur laissent de moins en moins d’autonomie. Elle est ainsi vécue comme un lieu où le personnel est de plus en plus psychologiquement entravé, où la confiance nécessaire entre dirigeants et salariés tend à disparaitre.
Les deux spécialistes du monde de l’entreprises pensent que c’est justement la stratégie inverse qu’il faudrait appliquer. Cela implique que les chefs d’entreprise accordent à leur personnel une confiance de principe en partant du postulat de base que les salariés « fainéants » sont une minorité, entre 20 à 30% selon eux. La confiance instaurée permet de laisser l’autonomie nécessaire à l’expression des compétences de chacun. Cette autonomie n’est pas pour autant, à leurs yeux, synonyme de liberté. Elle passe par le fait que chacun puisse se fixer ses propres lois.
Pour imager cette notion, ils font référence à la voiture autonome, qui n’est pas libre au sens premier du terme. Elle est programmée pour conduire des personnes à un endroit précis, elle ne choisit pas la direction. Pour l’entreprise, cela s’entend par le fait que le chef d’entreprise donne la direction, sa vision, sa stratégie. Mais il donne les moyens à chacun d’atteindre comme il l’entend les objectifs fixés. Cela passe par l’organisation de son temps de travail comme par le développement du télétravail. Développer l’autonomie est le moyen le plus efficace pour que les individualités s’expriment pleinement dans le collectif de l’entreprise.
Pour le spécialiste en économie et la philosophe, cette autonomie ne peut être efficiente au sein d’une entreprise sans, qu’en haut de l’échelle, l’autorité soit indiscutable. La notion de verticalité pyramidale des fonctions est une donnée de base du fonctionnement normal de toute entreprise. Mais au fait qu’est-ce que l’autorité ? Elle désigne l’ensemble des qualités par lesquelles quelqu’un impose à autrui sa personnalité, ou bien l’ascendant grâce auquel quelqu’un se fait respecter, obéir, écouter. Aucune contrainte, aucune persuasion, aucune pression ou manipulation, l’autorité s’impose naturellement. « Il lui est reconnu une supériorité de légitimité et il est respecté pour cela. L’autorité instaure une relation d’inégalité qui suppose la liberté et la contingence. » (p. 91)
Pour les auteurs, le dirigeant charismatique est un modèle, une source d’inspiration. Il tire « vers le haut » ses salariés qui cherchent à imiter son exemple. Se crée alors un cercle vertueux, à partir du dynamisme de chacun, des diverses qualités et compétences. Cette autorité met en place un management « compréhensif » et bienveillant qui libère les individualités autonomes. Cela ne veut pas dire pour autant que ce type management anarchique, soit synonyme d’abandon des liens de subordination, des règles, d’un cadre et d’une vision d’entreprise. C’est bien tout le contraire. Dans une confiance et un respect réciproques, le salarié travaille en toute autonomie dans un projet global prédéfini par le dirigeant.
Pourtant cette notion d’autorité ne s’apprend pas. Elle est ou n’est pas. Ceux et celles qui en manquent ne peuvent l’acquérir. Ce que dénoncent dans cet ouvrage les auteurs, c’est la tendance très en vogue depuis quelques années, à voir arriver sur la scène de l’entreprise des « gourous » en tout genre qui vendent des pseudo-services censés mener des dirigeants et managers en manque d’autorité sur le chemin du leadership : les coachs en leadership. Une hérésie ! Ces formations font miroiter des promesses impossibles à tenir.
Parce qu’une formation ne peut changer fondamentalement la personne. « Comme le conte de fées transforme le crapaud en Prince charmant, le coach prétend transformer le réservé en charismatique, le timide en orateur hors pair. » (p. 97) Le charisme ne s’apprend pas, il est propre à chacun. Et c’est bien ce charisme, unique de chaque grand dirigeant, qui fait le succès d’une entreprise et son inimitabilité.
Nicolas Bouzou et Julia de Funès, spécialistes du monde de l’entreprise, consultants auprès de dirigeants, mettent en avant des principes et des propositions concrets pour donner à chaque entreprise les moyens de la réussite. Ils posent ainsi les valeurs qui font le fondement de l’intelligence collective, incontournable dans le but d’une efficacité entrepreneuriale : courage, excellence, confiance, franchise.
Des valeurs que doit avant tout incarner totalement le dirigeant. Son management doit par ailleurs se construire autour de trois concepts mis en perspective par le sociologue Michel Crozier en 1989, et repris par les auteurs. Simplicité, autonomie, culture : « Seule la simplicité d’une organisation laisse s’épanouir l’autonomie. Une forte culture d’entreprise est nécessaire pour réguler l’autonomie, faire en sorte qu’elle ne dérive pas vers la liberté totale, c’est-à-dire l’anarchie. » (p. 141)
À partir de ces principes managériaux, ils établissent une liste de quinze propositions, gages d’efficacité pour l’entrepreneur. Lutter contre toutes les dérives bureaucratiques est l’un des enjeux majeurs. Elles peuvent paraître rassurantes pour des managers qui manquent de vision et d’objectifs précis à donner à leurs salariés et entravent leur autonomie : la charte éthique bien-pensante, un organigramme pléthorique incompréhensible, une hiérarchisation figée, des outils de surveillance abusifs, les réunions et brainstorming inutiles avec leurs lots de présentations PowerPoint et autres slides, les discussions et tours de tables sans fin et sans but, l’invasion des e-mails parasites, les formations « poudre aux yeux » et les séminaires stériles.
Les clefs de l’efficacité passent par ailleurs par des actions positives et courageuses qui donnent du sens au collectif : la mise en avant d’un mantra fort- une philosophie qui définit l’entreprise et sa vision, un langage direct et simple, la promotion juste de la compétence, le développement du télétravail, plébiscité par les salariés et gage de confiance entre salarié et manager. « … des propositions qui permettront aux entreprises de laisser derrière elles le management hypocrite et stérile du contrôle et des bons sentiments. » (p. 155)
Défenseurs absolus de la libre entreprise, Nicolas Bouzou et Julia de Funès dressent dans La comédie (in)humaine un tableau assez sombre, parfois acide, de ce qu’est l’entreprise aujourd’hui. Elle tente de s’adapter aux mutations de nos sociétés technologiques et à la reconfiguration du monde du travail qui en découle. Ce qui devrait être le lieu de l’innovation, de la performance et du progrès tombe ainsi dans les travers d’un management qui est à l’opposé des valeurs fortes que sont l’autonomie et la confiance . La peur est un mal qui s’insinue dans toutes les strates de la société contemporaine.
Par peur, les dirigeants montent des stratégies comme des murs-forteresses. Mais ces murs font de l’entreprise une prison où toute énergie, toute compétence, tout esprit d’aventure, toute initiative est annihilé. « Plus que jamais les entreprises ont besoin d’attirer et de valoriser les qualités des individus et de faire des ponts d’or aux meilleurs d’entre eux. » L’entreprise du XXIe siècle doit porter haut et fort les valeurs du courage, de l’inventivité, de la liberté, de la singularité… et d’un brin de folie.
L’ouvrage de Nicolas Bouzou et de Julia de Funès constitue un écho intéressant à son illustre prédécesseur, La comédie inhumaine d’André Wurmser, paru aux éditions Gallimard en 1965. La Comédie inhumaine de Wurmser est présentée comme un théâtre : celle de la société du XIXe siècle et le portrait de celui qui s'est imposé comme son historien, son secrétaire, Balzac. Il comprend cinq actes, l'Argent, l'Histoire, l'Art, la Politique et la Morale. Et un mot d’ordre qui s’imposait de plus en plus, la question d’argent.
La comédie (in)humaine de 2018 fait, de la même manière, appel à une certaine forme d’absurdité pour dépeindre une réalité du monde de l’entreprise de la société du XXIe siècle. En tant que libéraux, les auteurs ne remettent pas en cause l’argent généré par l’entreprise, mais bien celui qui est dépensé pour mettre en place un management qui se veut moderne et positif. Or, celui-ci infantilise le salarié, au lieu de le rendre autonome. Cet ouvrage donne par ailleurs un éclairage original du monde de l’entreprise par le mélange des spécialités des deux auteurs : d’un côté le regard éclairé d’un spécialiste d’économie et de microéconomie, de l’autre le déplacement d’une vision philosophique.
Ouvrage recensé– La comédie (in)humaine, Paris, Éditions de l'Observatoire, 2018.
Des mêmes auteurs– Nicolas Bouzou, Grand refoulement. Stop à la démission démocratique, Paris, Plon, 2015.– Nicolas Bouzou, L'innovation sauvera le monde. Philosophie pour une planète pacifique, durable et prospère, Paris, Plon, 2016.– Nicolas Bouzou, Le travail est l'avenir de l'homme, Paris, Éditions de l'Observatoire, 2017.– Julia de Funès, La vie de bureau ou comment je suis tombée en Absurdie, Paris, J’ai Lu, 2019.– Julia de Funès, Socrate au pays des process, Paris, Flammarion, 2017.