Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Nicolas Offenstadt
3 octobre 1990. La RDA est morte, avalée par la RFA. Cela fait trente ans. Cependant, et malgré l’effort continuel des autorités pour effacer ce pan de l’histoire allemande, il en subsiste d’innombrables traces, dans les mémoires, sur les murs, derrière les palissades. Nicolas Offenstadt est allé à la rencontre de ces vestiges, arpentant les friches industrielles, les brocantes, la littérature et les poubelles. Il ne recompose pas le passé, mais dépeint la façon dont il survit, se transforme, renaît, au gré des luttes politiques et historiographiques, des décisions étatiques, des résistances locales et des logiques marchandes. Il montre comment et à quel point cette mémoire constitue un enjeu politique de première importance.
Depuis la réunification allemande (1990) se déploie un discours officiel, selon lequel la RDA fut une dictature totalitaire, comparable au nazisme. Les monuments exaltant la geste des fondateurs et des héros de ce régime honnis étaient une insulte aux souffrances du peuple allemand. On abattit donc les statues. On vida les bibliothèques. On débaptisa les rues. On voulut effacer la mémoire, mais on n’y arriva pas : les traces laissées par l’histoire étaient trop nombreuses.
Nicolas Offenstadt, lui était un homme de gauche, anti-autoritaire mais socialiste. Ainsi, quand il en eut la possibilité, c’est avec passion qu’il se mit en quête du passé de la RDA. N’étant pas attiré par les archives officielles, il préféra recourir à l’« exploration urbaine », méthode qui consiste à glaner les traces du passé à l’intérieur des villes, dans ses poubelles, ses terrains vagues et ses friches industrielles, où se trouvent un nombre incalculable d’archives en déshérence, qu’il s’agisse d’objets du quotidien, de dossiers bureaucratiques, de fresques murales ou de statues écroulées.
De cette méthode surgit une autre histoire du pays disparu, une histoire non-officielle, par le bas, de la privatisation, de la nostalgie de l’est, de la résilience des sociétés et de la lutte mémorielle, inachevée, que continuent de se livrer, trente ans après la chute du mur, l’Est et l’Ouest.
La bête noire des Allemands de l’Est, c’est la Treuhand. Cet organisme était chargé, après 1989, de gérer les entreprises d’État est-allemandes, c’est-à-dire presque toute l’économie du pays. Il n’avait pas de blanc-seing pour privatiser, puisqu’il s’agissait, au départ, de passer à l’auto-gestion. Or : « 30 % des entreprises livrées à la Treuhand ont été fermées, lorsqu’elle se dissout en 1994, et il ne reste plus que 1,5 million d’emplois sur les 4 millions qu’elle a gérés. Leipzig a perdu 90 000 de ses 100 000 emplois industriels de 1989 à 1993. » (p. 138) Le pays perd près de deux millions d’habitants, environ 10 % de sa population, principalement « les jeunes, les femmes et les diplômés » (p. 139).
Défigurée par cette véritable saignée opérée en temps de paix, la RDA est jonchée de cadavres industriels. On ne compte pas les usines fermées, les lieux totalement reconfigurés, les terrains vagues. D’énormes combinats ne sont plus que des coquilles vides, rouillées, dans lesquelles se sont installées, parfois, de petites entreprises de service, mais en général rien. Pour l’essentiel, l’industrie n’est plus. C’est celle de l’ouest qui a vaincu et qui, désormais, fournit la population en biens de consommation.
En attendant, toutes ces friches sont pour Nicolas Offenstadt autant d’occasions pour effectuer ses recherches, loin des sentiers battus de la recherche académique. Il fracture les portes, escalade les palissades, pénètre ces lieux maudits où il trouve, par terre, dans des cartons, mille et une « traces » de ce monde disparu et d’abord de vies, qu’il tente ensuite de reconstituer. Ce faisant, il ne vise pas à l’exhaustivité, certes, mais à une certaine exemplarité. Les destins qu’il reconstitue sont ceux de Monsieur ou de Madame Tout-le-Monde, dans leur singularité même.
Et on comprend, de ce fait, ce qu’a pu être la vie en RDA : ascension sociale, protection sociale, importance des « collectifs » de travail et de la socialisation par le parti, qui avait fini par englober presque toute la population, etc.
Standardisés, les objets de consommation de RDA étaient les mêmes partout et faisaient partie, contrairement à leurs frères de l’ouest, qui eux étaient diversifiés et individualisés, de la structure sociale. Quand un Allemand de l’Est pense à la RDA, il pense à ces objets : marques de cigarette, de voiture, de chocolat, de café, de livres. Si bien que, passées les premières années, au cours desquelles la population n’a pas hésité, dans son ensemble, à se débarrasser de biens qui signifiaient un communisme alors méprisé, il s’est produit un mouvement inverse.
Ce mouvement a reçu un nom : l’« ostalgie ». Il s’agit d’une nostalgie, bien sûr, mais qui n’a pas pour objet ce qu’on s’imagine à l’ouest avoir été le socialisme. Le néologisme désigne avant tout la nostalgie de la « vie intégrée du socialisme de proximité » (p. 262), avec ses cités-jardins, ses crèches, ses écoles, sa politique familiale, ses cinémas, ses théâtres bon marché, ses écoles d’art pour tous, sa promotion sociale permanente, son instruction performante, son antifascisme, sa promotion d’un idéal de paix et son rejet de l’argent-roi.
L’ostalgie a pris plusieurs formes. Centrée d’abord sur les objets du quotidien, elle s’est étendue à tout. Elle englobe aussi bien le café « Mocca Fix » que l’économie socialiste, les valeurs socialistes ou la sécurité sociale. Le pays, désormais, est constellé de petits musées, publics ou privés, qui entretiennent une mémoire alternative, largement opposée à celle, officielle, que soutient la République fédérale. Nicolas Offenstadt les a parcourus. Ils racontent un socialisme vécu, un socialisme du quotidien, en tout opposé à ce communisme totalitaire et concentrationnaire que dépeignent les médias occidentaux. Ils sont comme de petits bouts de ce pays disparu, de cette patrie qui n’existe plus.
On y expose la vie, telle qu’elle fut pour la plupart des gens, pour ces gens simples que le régime ne menaçait pas, attendu qu’ils ne portaient aucune idée subversive. On y voit le mobilier d’époque, la vaisselle d’époque, les tapis, les livres et les jouets d’époque, qui tous ont disparu des étals des marchés. On les regrette, non pas pour des raisons politiques, mais tout simplement parce qu’il s’agit du monde dans lequel on a grandi, espéré et vécu.
De toute cette ostalgie, apparemment très banale, sourd une revendication, et cette revendication est inséparable d’une certaine colère : le peuple sent qu’il a été volé, à tout le moins floué. La RFA, en effet, n’a pas laissé sa chance à l’« autre socialisme » que revendiquaient les manifestants de 1989. Les institutions de la RDA ont tout simplement cessé d’exister, pour être remplacées, du jour au lendemain, par celles de la RFA : ainsi les Maisons de la Culture, les Jeunesses communistes, les camps de vacances appartenant aux entreprises ont intégralement disparu, concomitamment à la Sécurité d’État, la tentaculaire Stasi, et aux usines qui fabriquaient les objets du quotidien. Il y a eu purge. L’armée a été dissoute, ses anciens cadres n’ayant droit à aucune reconnaissance.
Cent mille instructions judiciaires ont été ouvertes : le communisme et son système policier étaient sur le banc des accusés, tandis que nul ne songeait à faire le procès de ces mêmes institutions policières, côté RFA, ou à s’intéresser à ces anciens nazis qui avaient été recyclés dans les organes de la République fédérale.
L’Allemagne de l’Est, en somme, a subi ce qu’en informatique on nomme un « reset ». Changement de système d’exploitation. Seulement, une société n’est pas un ordinateur. Elle est composée d’un territoire et des individus qui y vivent. Ces derniers ont une histoire, un vécu, des aspirations, toutes choses qu’on ne peut rayer d’un trait de plume. Quant au territoire, ce n’est pas un décor de théâtre que l’on pourrait à loisir remodeler à sa guise. Les gens résistent. Les territoires résistent. Et la mémoire, celles des habitants face au dogme de la nouvelle Allemagne également.
Tandis que dans les rues on peut encore voir, ici des fresques réalistes socialistes mettant en scène la grande révolution d’Octobre, là des bustes de Lénine ou de Thälmann, le leader du Parti communiste allemand entre les deux guerres, éliminé par les nazis, ailleurs des plaques commémorant la résistance communiste au fascisme, la population continue de vivre dans des préfabriqués typiques du monde communiste et y ressasse les souvenirs et les accomplissements de la RDA. Au triptyque traditionnel de la politique RDA (antifascisme, protection sociale, paix) on oppose ce qu’est devenue la politique de l’Allemagne réunifiée : résurgence du fascisme, démantèlement de la protection sociale et politique extérieure belliciste inaugurée par le bombardement de Belgrade. Le tout sur le fond d’un désastre économique sans précédent.
Non seulement les traces ne cessent de ressurgir, mais encore elles menacent de susciter des forces agissantes. Les gens se regroupent pour les sauver de l’oubli, les défendre. Un libraire a entrepris de sauver tous les livres publiés sous la RDA. On refabrique du chocolat ou des cigarettes au même goût qu’avant, sous le même emballage.
Partout, on tente de sauver les œuvres d’art qui ornaient les murs des villes, des usines, des jardins publics, célébrant les gloires du mouvement ouvrier et de la résistance au fascisme. Parfois cela échoue, notamment quand le pouvoir central juge la chose trop importante, comme dans le cas du Palais de la République de Berlin, d’architecture moderniste et largement ouvert sur les activités populaires, qui sera bientôt remplacé par une réplique de l’ancien palais des Hohenzollern détruit par les bombardements alliés, dont la réédification n’a pas manqué d’être critiquée comme le signe inquiétant d’un retour subreptice à l’âge du militarisme prussien : encore une trace qui ressurgit.
Comme le pouvoir ne parvient pas toujours à empêcher les traces de réapparaître, il adopte une autre stratégie que l’affrontement : il cantonne, et notamment à l’histoire locale, car il ne faut pas que reparaisse, aux côtés du récit officiel, un autre récit historique. Toujours, on évacue ou on gomme la portée politique de l’œuvre.
On change ou on édulcore le contexte, ainsi que le constate Nicolas Offenstadt : « le bouleversement de l’environnement qui les entoure [les œuvres d’art] rend leur présence parfois étrange, peu parlante, au premier abord, ou du moins parlant une langue disparue, celle de l’optimisme de la construction du socialisme, de la fondation d’une nouvelle société, de l’épanouissement de l’individu, selon les périodes. » (p. 193) Il suffit pour cela de changer la couleur d’une plaque, ou quelques mots (par exemple, « Première Guerre mondiale » remplacera « guerre impérialiste »).
Mais certaines traces sont difficiles à cantonner : Die Linke, la principale formation politique d’opposition à la coalition de tous les partis de l’Allemagne de l’Ouest (CDU et SPD), est le successeur en ligne directe de l’ancien parti dirigeant de l’Allemagne communiste, le SED…
En somme, le souvenir de la RDA est loin de s’effacer. Impossible d’éradiquer les traces de cinquante ans de construction effrénée du socialisme dans un pays qui avait été complètement arasé. Elles sont partout, dans chaque localité, chaque bâtiment public, chaque usine ; elles subsistent dans les souvenirs de chaque homme. Loin de disparaître paisiblement, elles sont l’enjeu de luttes féroces. Elles envahissent la littérature, comme le cinéma, ce dont le succès des films Good Bye, Lénine ! et La Vie des autres. Elles hantent, littéralement, la conscience allemande.
Déchiré entre « l’intention explicite de la classe dominante », qui est « de dérober au mouvement ouvrier sa mémoire historique, ses histoires, son histoire » (Horst Schneider, cité par l'auteur) et le souvenir qu’il a du socialisme réellement vécu, le peuple est-allemand doit faire face à une situation inédite : sa propre mémoire lui est refusée.
Elle ne subsiste qu’en tant que trace, sous forme de bribes, et comme enjeu d’une lutte acharnée. En ce sens, l’ouvrage de Nicolas Offenstadt n’est rien moins que salutaire : il donne à comprendre une tragédie mémorielle qui est au cœur des affrontements politiques du plus grand pays d’Europe.
Le sujet qu’a choisi Nicolas Offenstadt est des plus passionnants, et sa méthode, originale : utiliser l’exploration urbaine comme source archivistique nous fait assurément sortir de la routine des historiens.
Cependant, on regrettera qu’il ne complète pas son enquête à l’aide d’autres approches. Il explore un peu, certes, la littérature et le cinéma, mais il ne se confronte guère aux archives recensées des administrations, assurément abondantes en ce qui concerne son sujet. De la sorte, le livre, qui fait la part belle aux déambulations de l’auteur dans les ruines de la RDA, semble parfois manquer de consistance pour ce qui est de l’explication historique.
Si ce choix est une volonté de l’auteur, il aurait été appréciable de confronter les réalités statistiques de la vie en RDA (surveillance policière, équipement des ménages, chômage, etc.), aux souvenirs qu’il a glanés à droite et à gauche. Il en va de même sur les causes de l’effondrement économique et du comportement de la Treuhand.
Enfin, l’approche comparatiste n’est pas exploitée. Fait singulier, l’Allemagne orientale aura connu au vingtième siècle trois tables rases, opérées successivement par les nazis, par les communistes et par l’Occident. Nicolas Offenstadt insinue, avec pertinence, que la troisième est menacée par les vestiges du régime communiste. Toutes ces traces, en effet, finissent par former une véritable mémoire parallèle, de plus en plus vivace, et qui risque de faire imploser le consensus social issu de la réunification.
Enfin, il aurait été intéressant de donner au lecteur un aperçu de la situation dans les autres pays de l’Est. Cela aurait permis de comparer, de saisir ce qui ressort en propre de l’expérience allemande et de le distinguer de ce qui tient à l’effondrement du système communiste en Europe.
Ouvrage recensé– Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, Gallimard, coll. « folio histoire », 2019.
Du même auteur– Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Ed. Odile Jacob, 1999.– Un Moyen Âge pour aujourd'hui, en coll. avec Olivier Matteoni et Julie Claustre, PUF, 2010– En place publique : Jean de Gascogne, crieur au xve siècle, Stock, 2013.– Urbex RDA : L'Allemagne de l'Est racontée par ses lieux abandonnés, Albin Michel, coll. « A.M.PARTENARIAT », 2019.
Autres pistes– Sonia Combe, Archives et histoire dans les sociétés post-communistes, Paris, La Découverte, 2009– Gunther Grass, D’une Allemagne à l’autre, Paris, Seuil, 2010.– Florian Henckel von Donnersmarck, La Vie des autres, film, 2006.– Wolfgang Becker, Good Bye, Lenin !, film, 2003.