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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Patrick Cingolani
Cet essai sociologique s’intéresse aux pratiques des précaires. Ceux-là, loin d’être des acteurs passifs subissant entièrement la flexibilisation du travail, développent de nouveaux modes d’organisation du travail et de l’existence, qui contestent les nouvelles formes de domination économique et d’exploitation tout en s’écartant des revendications d’intégration et de sécurité de l’emploi. Ces expériences précaires fondent, d’après Patrick Cingolani, une politique du précariat qui pourrait bien constituer l’horizon d’une nouvelle démocratie.
D’ordinaire, dans les sciences sociales françaises et dans les représentations collectives et individuelles d’aujourd’hui, on comprend la précarité sociale comme un problème d’exclusion : le travail salarié est devenu un vecteur puissant d’intégration à la société durant la période d’après-guerre ; sa précarisation et sa dérèglementation menacent désormais l’individu d’exclusion.
Face à cette acception habituelle, Patrick Cingolani réaffirme, dès le début de cet ouvrage, la polysémie de la précarité, plus ambivalente qu’il n’y paraît. Cette pluralité de sens est centralement portée par les pratiques de précaires qui revendiquent une certaine « précarité », une liberté et une flexibilité dans le travail et dans la façon d’organiser leur existence.
En effet, dans les années 1980, le mot « précaire » désigne également ceux qui développent des « tactiques » alternatives de vie. L’étude de la subjectivité de ces travailleurs précaires ouvre alors un champ de recherche entier : la sociologie repère de nouveaux types d’action et de luttes qui creusent des écarts avec le travail, entendu comme rapport de subordination. Force est de constater une mutation subjective des comportements ouvriers et salariés, qui donne un autre sens à la critique de la précarité que celle portée par les défenseurs de la « société salariale » de l’après-guerre, qui misent sur le salariat comme terrain de luttes et d’émancipation des travailleurs.
Pour Cingolani, ces précaires font écho aux mouvements sociaux des années 1960, qui revendiquaient moins des hausses de salaire que l’augmentation d’un pouvoir de vivre et de se réaliser. Néanmoins, les précaires doivent se confronter aujourd’hui plus que jamais aux nouvelles formes de domination économique et d’exploitation, qui ont su profiter de la subversion de l’emploi et de son système de régulation perpétuée par la jeunesse tout au long des années 1970-1980, pour déréguler, fragmenter, externaliser le travail et capter ainsi l’autonomie du travailleur. Pour répondre à cet enjeu, l’essai propose de fonder une politique du précariat.
Les ambivalences empiriques de la précarité constituent le point de départ de cet essai. Cingolani constate l’existence d’une précarité qui n’est pas purement subie. Si le modèle néolibéral de la flexibilité constitue bel et bien une nouvelle forme de domination économique, il ne faut pas simplement voir dans les précaires des dominés passifs, mais des acteurs capables de ruser avec le pouvoir, de développer des « tactiques » par lesquelles ils s’échappent et s’aménagent des temps autonomes comme de nouvelles coopérations.
Ainsi, des fonctions de détournement sont trouvées à l’intérim dès les années 1970 pour aménager la relation au travail. Cingolani prend l’exemple de jeunes ouvriers qualifiés qui multiplient, par le biais du travail temporaire, les expériences professionnelles et accumulent des savoir-faire qui leur ouvrent de meilleurs débouchés. Pour les jeunes moins qualifiés, l’intérim peut constituer une source de revenu qui leur permet de repousser le moment où ils devront se confronter à l’univers de l’usine. Ici, il s’agit surtout de libérer du temps pour soi, consacré à d’autres types d’activités plus propices à l’épanouissement.
En effet, les discontinuités de l’emploi, fréquemment associées au détournement des mécanismes de protection sociale dans les pratiques précaires, peuvent déboucher sur un tout nouvel usage du travail, un autre rapport au temps et une autre relation à la culture. D’une manière générale, ce sont l’autonomie du faire et du temps qui sont visées. L’activité de travail déborde alors souvent sur une multitude d’activités – expériences dans les associations de quartiers, les groupes musicaux, etc. – par lesquelles les individus construisent leur identité sociale.
Ainsi, parallèlement à ces évolutions, Cingolani constate une modification du paysage social. À travers ce nouveau rapport au travail et une plus grande fréquentation de l’enseignement secondaire et supérieur, retardant l’entrée dans la vie active, les classes populaires se sont transformées. Par ailleurs, la « précarité » s’étend désormais aux classes moyennes et, en particulier, aux fractions qui travaillent dans les « industries culturelles et créatives », lesquelles sont au cœur des expérimentations « hybrides », entre précarité et nouvelles libertés. Dans ce secteur, les activités anticipent souvent sur le travail, plus enclin à permettre l’épanouissement individuel, mais en retour les précaires peuvent subir la porosité entre temps subordonné et « temps libre ».
Pour Cingolani, les pratiques des précaires, témoignant des reconfigurations subjectives et culturelles des classes populaires et des classes moyennes, font apparaître l’impasse des lignes politiques portées par l’idéologie dominante de la gauche, que le sociologue désigne comme le « communisme stalinien ». Malgré ces évolutions, cette idéologie continue de faire de l’ouvrier industriel le sujet révolutionnaire. Cingolani insiste au contraire sur la place à faire aux précaires, ces « figures d’écarts » vis-à-vis de la « société salariale », en vue de l’émancipation des travailleurs.
La critique du communisme stalinien est double : d’une part, cette idéologie ne prend pas en compte les transformations socioculturelles de l’époque, en restant crispée sur le mouvement ouvrier traditionnel et le parti qui a prétendu le représenter ; d’autre part, elle véhicule un jugement faux sur les précaires qui « refusent le travail », en les considérant comme des dupes, voire des traîtres aux luttes sociales. Pour Cingolani, ce discours revient à nier les questions soulevées par les révoltes de la jeunesse des années 1960, incontournables si l’on veut comprendre la constante résistance politique et démocratique des ouvriers à l’ordre technocratique ainsi que leurs aspirations.
En effet, la critique que Cingolani adresse au communisme stalinien dépasse la seule période néolibérale : cette idéologie a de tout temps été en contradiction avec le mouvement ouvrier qui, lui, a toujours prôné l’« abolition du salariat ». Comment, par conséquent, l’adhésion du communisme stalinien au taylorisme et au fordisme, faisant du salariat le terrain des luttes, peut-elle être comprise autrement que comme une répression des expressions libertaires de l’autogestion du mouvement ouvrier ? Il ne faut donc pas concéder aux sociologies contemporaines l’idée que l’« autonomie » serait la nouvelle figure de l’assujettissement.
Pour Cingolani, il est nécessaire de prendre au sérieux les formes de liberté des précaires, dans la mesure où elles contiennent une charge affirmative et alternative par laquelle elles multiplient les liens et les réseaux de sociabilité et de coopération. Ce nouveau type de travailleurs inaugure d’ores et déjà un nouveau type de syndicalisme, qui cherche à prendre en compte la pluralité des expériences, des structures et des groupes, en instaurant des organisations de lutte qui suivent la « forme coordination ».
Toutes ces expériences précaires résultant d’une pluralité de conditions doivent fonder une politique du précariat. Celle-ci doit, d’une part, dessiner une voie alternative à la critique fondée sur le statut de l’emploi, qui a mis l’accent sur une politique distributive et qui a fait du salaire et de ses augmentations la compensation de l’aliénation du travailleur. D’autre part, elle doit empêcher la récupération des tactiques, des subversions et des autonomies des précaires par le néolibéralisme. Cingolani insiste en effet sur la manière dont le capitalisme a su tirer profit des mouvements critiques, hérités des années 1960, pour instaurer des modes d’exploitation ajustés aux changements socioculturels des dernières décennies.
Or, depuis la fin des années 1980, les possibilités d’écart des précaires se trouvent réduites à cause de l’externalisation et de la fragmentation du travail, ainsi que de l’augmentation du chômage et de la diminution des régimes d’indemnisation. Les aspirations à l’autonomie semblent se renverser en leur contraire : l’autonomie devient une « autonomie contrôlée » et la flexibilisation du travail rend opaques les rapports de production et, par conséquent, les modalités de l’exploitation. Pour Cingolani, cela tient au fait que ces pratiques alternatives, se contentant d’avancer seules sur le terrain des relations au travail et à la vie quotidienne, n’ont pas été mises en sens politiquement.
Pour dépasser le paradoxe entre tentative de libération et risques d’instrumentalisation, Cingolani s’inspire de l’expérience de l’émancipation du travail au XIXe siècle et en particulier du témoignage historique de Louis-Gabriel Gauny, ouvrier parqueteur et auteur, dont les textes ont été redécouverts par Jacques Rancière. Reprenant l’appareil conceptuel de Rancière, Cingolani reconnaît dans les récits de Gauny un « geste plébéien » par lequel l’ouvrier crée dans un présent laborieux un autre rapport au travail et à l’identité. Ce geste constitue un dispositif émancipateur qui n’est pas sans rappeler celui des précaires qui détournent, subvertissent, rusent.
Cingolani l’appelle encore « geste de l’échappée ». Il constitue une résistance pratique à la domination, relevant de la philosophie cynique. Cette philosophie pratique et populaire renvoie à l’écart irrévérencieux, mordant et parfois grotesque qu’établit le cynique avec la condition et l’identité que lui prête le dominant.
Partant d’une enquête sociologique sur les jeunes travailleurs des « industries culturelles », Cingolani isole des pratiques et des attitudes qui témoignent de cinq types de déplacements dans la relation au travail et au quotidien, à partir desquels se formule une critique du travail et de la consommation : l’horizon d’accomplissement dans le travail, à l’aune duquel on ne se contente plus de consentir aux rapports de subordination au travail, compensés par des gratifications hors travail, mais on attend du travail l’acquisition d’un savoir-faire et d’un développement personnel ; l’installation du travail dans un lieu familier se mêlant à l’intime ; le resserrement des rapports entre travail, connaissance et réputation, lié à la promotion de la coopération entre personnes de connaissance contre le modèle du travail soumis à des hiérarchies disciplinaires ; la recherche d’intensité et de satisfaction émotionnelle par le travail ; la rupture avec le modèle consumériste, liée en partie au fait que la réalisation personnelle par le travail s’est substituée à l’exigence d’une rémunération compensatrice du travail.
Tous ces déplacements sont certes ambivalents, car ils peuvent signifier une plus grande liberté autant qu’une intensification du travail aliéné et aliénant. En outre, ils sont soumis à certaines conditions : les possibilités de travailler pour de faibles rémunérations sont très inégalement partagées et dépendent directement des ressources mobilisables par les individus. Cingolani n’en poursuit pas moins l’objectif suivant : tirer de ces ambivalences et de ces tensions le potentiel contestataire d’une politique du précariat et les moyens culturels et intellectuels favorisant les solidarités.
Ainsi, il anticipe dans ces déplacements un rejet radical des rapports de subordination au travail et en dehors du travail (que doivent remplacer l’autonomie et la coopération) et une volonté de repossession du travail face aux limites imposées non seulement par cette subordination, mais aussi par la technicisation, l’assujettissement à la marchandise et la recherche du profit. Il y voit parallèlement une critique de la consommation caractérisée par la promotion d’un mode de vie frugal, qui privilégie le faire et l’usage à l’acquisition exagérée de biens et à la propriété.
Cette frugalité ouvre une réponse écologique à la destruction de la planète et de l’humanité portée par la démesure capitaliste
Certains dispositifs concrets, issus de la critique du travail et de la consommation des précaires, ont déjà été mis en place, mais ils sont encore à développer, à approfondir et à diffuser. En Europe et aux États-Unis, on observe essentiellement des essais de mutualisation des lieux de travail via des coopératives, ainsi que le développement de solidarités et de réseaux professionnels, distincts des syndicats traditionnels.
À l’ère de la mondialisation, les situations géographiques composites et la diversité des fonctions dans le procès de travail des employés d’une même firme, les contraignent, en cas de lutte, à se coordonner afin de forger des « solidarités transversales ». Or, pour Cingolani, c’est justement cette diversification des acteurs du conflit qui permet le mieux de montrer et de contester les dépendances économiques opaques dans lesquelles ils se meuvent. Des solidarités transversales peuvent aussi voir le jour de manière territoriale, sous la forme d’actions des unions locales.
La communication est un point important de ces nouvelles formes d’organisations. Les acteurs sont particulièrement attentifs aux mécanismes de confiscation de la parole et privilégient une communication horizontale, sans chef ni porte-parole. Par ailleurs, ils emploient volontiers la presse afin de rendre leurs combats publics. Ce faisant, ils donnent une dimension globale à leurs luttes.
Ces organisations, capables de faire reculer les opacifications et les commandements des organisations capitalistes, ne demandent qu’à être approfondies et complétées. Elles doivent poursuivre leur recherche de socialisations nouvelles et éviter à tout prix les replis individuels, voire narcissiques, auxquels peut conduire le modèle de l’entrepreneur autonome. Cingolani insiste sur l’importance de trouver et de réinventer des protections sociales, sans lesquelles ces auto-organisations coopératives resteront limitées. L’auteur prône le développement d’un droit du travail attaché à la personne et non à l’emploi, afin d’assurer une continuité du revenu malgré les intermittences de l’activité. Il faut selon lui conserver et soutenir ces combinaisons nouvelles, inventées par les précaires, car elles constituent les principaux foyers extérieurs d’une nouvelle « démocratie postindustrielle ».
Cet ouvrage se fonde sur des études empiriques tout en dépassant le cadre scientifique : l’auteur constate des ambivalences dans l’expérience des précaires, trop souvent effacées par les recherches sociologiques classiques sur la précarité, et extrait de ces ambivalences les potentiels contestataires et émancipateurs qui permettraient de fonder une nouvelle « démocratie postindustrielle ».
Les auto-organisations coopératives que les précaires mettent en place au travail sont mises en avant par Cingolani, qui y voit l’horizon de l’émancipation des rapports de subordination au travail. Bien plus, elles constituent selon lui de nouvelles socialisations à même de porter un projet de société global. La critique du travail, qu’il suive le modèle fordiste de l’emploi ou celui, néolibéral, de la flexibilité, s’accompagne chez les précaires d’une critique de la consommation, privilégiant le faire et rejetant la démesure capitaliste.
Cingolani n’a de cesse de mettre en avant l’ambiguïté dans laquelle se trouvent les précaires qui prônent une certaine flexibilité du travail et de l’existence, tout en souhaitant prendre leur distance avec le néolibéralisme. Pourtant, on peut reprocher à Révolutions précaires de ne pas réussir à tracer de ligne claire entre la flexibilité néolibérale, source de précarité, et la liberté des précaires.
Plus qu’il ne résout ces ambivalences, Cingolani en tire des potentialités utopiques, mais qui abandonnent la critique sociale : du point de vue des révolutionnaires précaires (celui que veut adopter l’essai de Cingolani), comment fonder une société nouvelle en coopération avec des acteurs qui, loin de contester le capitalisme néolibéral, en sont des produits ou des usagers somme toute satisfaits ? « Alternatif » par rapport au modèle précédent du travail ne signifie pas encore « contestataire » ni « révolutionnaire ».
Ouvrage recensé – Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2014.
Du même auteur
– Le Temps fractionné. Multiactivité et création de soi, Paris, Armand Colin, 2012.
Autres pistes
– Louis-Gabriel Gauny, Le Philosophe plébéien, textes rassemblés par Jacques Rancière, Paris, Presses universitaires de Vincennes/La Découverte, 1983.– Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981.– Alain Supiot (dir.), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion, 1999.