Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Patrick Petit
Cet ouvrage, recueil de séminaires et de textes, tente d’éclairer et de mettre à jour la problématique des addictions, et plus particulièrement de la toxicomanie, à partir de l’expérience clinique de l’auteur et à l’appui des théories psychanalytiques. La toxicomanie se caractérise par la nécessité de recourir à un produit toxique, contraignant le sujet à un état de dépendance, parfois jusqu’à l’« anéantissement » de soi-même. L’auteur s’écarte de la définition médico-légale, afin de comprendre le rapport existant entre le sujet et la drogue.
La notion d’« addiction » est aujourd’hui employée par tous les établissements médico-sociaux spécialisés pour souligner un aspect caractéristique de ce genre d’affections, à savoir la dépendance à une substance ou à une activité délétère pour le sujet. Nous retrouvons ainsi des centres de désintoxication, des programmes de substitution, des cures de sevrage et de post-cure. Sur le plan étymologique, le terme d’« addiction » est issu du lexique juridique latin, du mot « addictus » qui signifie littéralement « adonné à » désignant la situation d’un débiteur face à son créancier, ce dernier pouvant disposer de lui en tant qu’esclave afin d’effacer sa dette. Une telle définition met en évidence la dimension de « contrainte corporelle » à laquelle se voit soumis le sujet « addict ». L’auteur se focalise tout particulièrement sur la toxicomanie, tout en faisant des parallèles avec les autres formes d’addiction. Son apport théorique et clinique permet d’analyser le concept de « pharmacodépendance » et de le distinguer ainsi de celui de « toxicomanie ». En ce sens, selon lui, la pharmacodépendance ne permet pas de définir une toxicomanie. Dans la première, l’accent est mis notamment sur le produit et ses propriétés ; ainsi, l’on retrouve la distinction entre « dépendance physique » et « dépendance psychique ». Dans la deuxième, il s’agit du rapport entre le sujet, le plaisir et la jouissance, rapport régi par le langage, et plus précisément, par le « signifiant » – concept lacanien – définissant ce qui oriente, consciemment ou inconsciemment, le discours, les actes et le devenir d’un sujet. Pour la psychanalyse, il n’y a pas de véritable séparation entre corps et psychè ; la ligne de partage se situerait plutôt entre corps et langage. Ainsi, à partir de l’apport théorique de Jacques Lacan, le « signifiant » acquiert une place centrale dans l’approche psychanalytique. Il s’agit alors de le concevoir comme un élément du discours, verbal ou non, susceptible d’affecter le corps du sujet, car relevant d’une dimension pulsionnelle. Partant de ce postulat, il est possible d’affirmer que le langage peut produire un effet sur le corps. D’une manière similaire, il serait possible d’affirmer que l’effet du toxique n’est pas le même pour tous. L’auteur soutient alors l’idée qu’il ne suffit pas de prendre de la drogue pour devenir « toxicomane ». Il est avant tout question de s’interroger sur la signification qu’un sujet attribue au produit toxique.
Au niveau physique, il est possible de constater empiriquement qu’un être animal ou un être humain peut développer une dépendance à une substance toxique. En revanche, être considéré comme « toxicomane », selon l’auteur, concerne exclusivement l’« être parlant », car le langage peut avoir un impact sur le corps humain.
Patrick Petit considère la définition médico-légale de la toxicomanie comme très imprécise sur le plan clinique ; cela en raison de l’attention portée principalement à la dépendance au produit. Il suggère ainsi de revenir sur la distinction entre dépendance physique et psychique. Pour ce faire, il s’appuie sur la perspective psychanalytique, qui n’envisage pas le corps et la psyché comme deux entités nettement séparées.
Afin de démontrer en quoi la toxicomanie n’est pas la pharmacodépendance, l’auteur associe cette dernière aux phénomènes psychosomatiques, car l’on relève le transfert d’une décharge d’angoisse « hors symbolisation » sur le corps, d’où le terme de « somatisation ». Cette forme d’angoisse, étant « extérieure » au langage, amène à concevoir les phénomènes psychosomatiques comme dépourvus de sens pour le sujet. À l’inverse, selon P. Petit, l’addiction est indissociable du langage et donc d’une signification.
L’auteur évoque par ailleurs les divers usages du passé, où le produit était pris à des fins rituelles et/ou médicinales, et où il n’y avait pas non plus l’étiquette de « toxicomane ». À ce propos, il reprend quelques passages de la vie de Thomas De Quincey, écrivain britannique du XIXe siècle, fumeur d’opium, ayant laissé quelques témoignages de sa pratique. D’après l’auteur, De Quincey aurait été le premier à se définir en tant que « toxicomane ». Il constate alors un changement de discours relatif au recours à la drogue à la fin du XIXe siècle.
À travers l’« événement De Quincey », l’auteur relève un tournant historique relatif à l’usage des drogues. L’analyse que l’écrivain britannique opère à propos de son recours à l’opium apporte de nouvelles perspectives en la matière. C’est probablement l’un des premiers à se définir comme « toxicomane » ; par ailleurs, il parle de la drogue comme d’un gadget, d’un objet de consommation, d’un « portable ectasies » (p. 38). Si Petit s’y réfère, c’est afin de comprendre les toxicomanies actuelles, celles-ci étant toujours, selon lui, sous l’effet de ce nouveau discours introduit tout particulièrement par Thomas De Quincey. Comme d’autres, il s’interroge sur la particularité de cette période qui voit s’opérer un changement profond des mentalités vis-à-vis de la drogue. Plusieurs événements peuvent être les symptômes de cette évolution : la naissance de l’individualisme, la démocratie…Autrement dit, les mutations que connut le XIXe siècle avec la deuxième révolution industrielle ont visé à rendre les individus plus libres. Aspect sans doute crucial pour l’évolution de l’être humain, mais qui porte avec soi aussi une prise de conscience, peut-être bien plus aiguë, de l’« effet de détermination qu’ils (les humains) reçoivent du fait d’être parlants » (p. 45). Cette liberté inédite, qui implique de se recentrer davantage sur soi-même (l’individualisme), est peut-être alors susceptible de faire percevoir de manière plus oppressante le « malaise dans la culture » pour reprendre le titre de Freud qui conçoit le malaise dans la civilisation comme structurel à l’être humain.
En ce sens, l’auteur interprète ce « nouveau discours » sur la drogue comme une tentative d’apporter une réponse à la condition humaine. La prise de drogue serait donc à interpréter comme une tentative d’apporter un remède à cette prise de conscience, selon laquelle le malaise n’est pas seulement attribuable à la société, mais considéré comme intrinsèque à l’être humain. L’auteur ne néglige cependant pas la dimension de « symptôme social », émergeant de la problématique toxicomaniaque.
Après avoir analysé le contexte socio-historique d’où la toxicomanie a pu émerger, l’auteur se focalise sur le rapport entre le sujet et le toxique. Quelles sont les raisons qui amènent un sujet à devenir dépendant d’une drogue, jusqu’à devenir parfois un besoin vital pour le sujet toxicomane ?
Pour l’auteur, il s’agit de comprendre la fonction que vient prendre l’objet « drogue » pour le sujet. À cet effet, plutôt que de considérer la drogue comme un objet désiré, il est à concevoir comme un « moyen ». Moyen dont le sujet se servirait pour maintenir une distance avec l’autre, avec la souffrance que toute relation, à un moment donné, implique.
En ce sens, l’auteur évoque la « psychologie de l’errance » (p. 96), comme étant une caractéristique de ces sujets, qui,pour mettre une limite à la demande de l’A/autre, doivent fuir. Lacan introduit la notion de « grand Autre » afin de réunir plusieurs figures : la mère ou la première personne qui apporte les soins à l’enfant, le lieu symbolique de la Loi, la société.
Patrick Petit s’écarte de certaines positions psychanalytiques, qui tendent à considérer la toxicomanie comme une volonté de jouissance sans limites, comme une tentative de revenir à ce moment mythique lié aux satisfactions originaires, où l’enfant est dans un rapport fusionnel avec la mère. Au contraire, il est, pour lui, question d’un refus de cette jouissance, car le sujet tente de se séparer de l’autre, à travers la prise de toxique.
Lacan introduit la notion de « grand Autre » avec A majuscule, en opposition à la notion de « petit autre » en minuscule. Le « grand Autre » réunit plusieurs figures : la mère ou la première personne qui apporte les soins à l’enfant, les interdits qui structurent la vie humaine (interdit de l’inceste, de meurtre, etc.), la société. Le « grand Autre » représente l’altérité radicale. Le « petit autre », en revanche, désigne une projection de l’égo, à savoir que le sujet attribue à « l’autre » des caractéristiques de lui-même.
La non-séparation entre l’enfant et la mère (ou le « premier autre secourable »), est un élément central dans la clinique des psychoses. Patrick Petit affirme ainsi : « Les toxicomanes se droguent pour ne pas devenir fous. » (p. 134). C’est pourquoi il propose d’attribuer à la drogue une fonction de « suppléance ». Le sujet, manquant d’une image de soi (le Moi), pour suppléer à cette défaillance narcissique, a recours à la drogue. Il reprend en ce sens une phrase récurrente du sujet toxicomane : « Je n’en prends que pour être normal » (p. 25).
La drogue viendrait alors à la place d’un « tiers séparateur » (le père, le travail ou tout simplement quelque chose d’autre qui occuperait une place importante pour la mère), pour empêcher que cette relation duelle ne devienne mortifère, autrement dit, pour permettre une distinction entre le Moi et le Non-Moi du sujet, sans laquelle il resterait sous l’ « emprise » de la figure maternelle.
Si l’auteur soutient l’idée que dans la toxicomanie il y aurait, d’une part, un refus de jouissance, de l’autre, il en identifie une modalité au niveau de l’anéantissement, de l’humiliation de soi-même. La figure du masochiste est un bon exemple pour illustrer le concept psychanalytique de « jouissance », car le plaisir est subordonné à une forme de souffrance ; position, celle du masochiste, adoptée aussi par le sujet toxicomane. Dans le masochisme, Petit précise que le sujet s’offre comme objet de l’angoisse qu’il suscite chez l’autre, et non pas comme objet de la jouissance de l’autre. Nous avons là un élément central qui relie toutes les formes d’addiction (toxicomanie, anorexie, passion du jeu, etc.). L’auteur reprend alors l’exemple spécifique du joueur, qu’il saisit notamment à travers une citation du psychiatre, Christian Bucher, ce dernier proposant une analogie entre l’addiction au jeu et l’ordalie (épreuve judiciaire en usage au Moyen âge afin de décider du sort d’une personne, où le jugement était de caractère divin) : « Il joue pour les instants vertigineux où tout – le gain absolu, la perte ultime – devient possible. Le Joueur somme l’Autre de lui signifier son droit à l’existence. Ce qui spécifie la position du joueur, c’est qu’il joue symboliquement sa vie par l’intermédiaire d’un signifiant, l’argent. » (p. 325). Le joueur « questionne » ainsi son destin: « Ma vie, a-t-elle de la valeur ou pas ? »
Il s’agit alors d’un mouvement en spirale qui enferme le sujet, dans lequel il cherche à s’anéantir, à condition de ne pas se détruire définitivement. Cela serait donc l’« impératif » sous-jacent repérable dans toute forme d’addiction. L’auteur avance en ce sens l’hypothèse suivante : dans l’addiction proprement dite, le sujet essaie sans cesse de « se ré-engendrer », « pour repartir de zéro » (p. 333), pour revenir à une étape antérieure à une « détermination » radicale, voire traumatisante (un deuil, une maladie, une trahison...). Spirale que dans l’anorexie, l’on peut cerner dans la restriction extrême de la nourriture, jusqu’au « rien » de son corps. Spirale aussi pour le joueur, qui arrive jusqu’à tout perdre, pour ensuite recommencer.
Afin d’analyser certains aspects propres à l’addiction au jeu, il illustre quelques fragments de la vie et de l’œuvre de Dostoïevski. L’auteur met en parallèle la dépendance au jeu et la création de l’écrivain. Pour se faire, il reprend des extraits de « Le Joueur », susceptibles de réconforter sa thèse. Par ailleurs, Petit fait référence à un texte de Freud, « Dostoïevski et le parricide », centré sur la vie de l’écrivain, dans lequel le père de la psychanalyse évoque la dépendance au jeu propre à Dostoïevski, en soulignant que le joueur ne peut pas s’arrêter avant d’avoir tout perdu.
Lorsque l’auteur affirme que l’acte du toxicomane peut être interprété comme une tentative de poser une limite entre le sujet et l’autre, de « dire non » à la société, de s’extraire d’un système qu’il vit comme une imposition intolérable, il souligne aussi le paradoxe que cette tentative implique. L’auteur caractérise ce genre de « refus » : « Refus de se situer comme sujet, non seulement en fonction de la parole, mais refus de se situer avant tout dans ce discours où se réalise pour nous la réalité » (p. 182). L’« idéal d’indépendance » auquel beaucoup d’entre eux aspirent se traduit par une dépendance extrême à la drogue, ou à un produit de substitution. Il rappelle, cependant, que la « contrainte par corps » est une condition inhérente à tout être humain.Nous sommes tous soumis « au vouloir » de notre corps, d’une manière ou d’une autre. Il reprend alors une expression du psychanalyste, Albert Fontaine : « La remise de soi à l’Autre » (p. 51) propre au sujet toxicomane, à interpréter comme une forme de « décharge de responsabilité » radicale. Ainsi, plus que d’une contrainte corporelle, il s’agirait d’une « mise au service » de l’autre. C’est pourquoi, entre autres choses, l’« état de dépendance au produit » peut être considéré comme secondaire.
Bien que la problématique de la toxicomanie présente beaucoup de complexités, très différentes selon les sujets, l’auteur fait émerger des éléments récurrents issus de sa pratique. Ainsi, il avance l’hypothèse que le recours à la drogue relève de la « nécessité » pour certains sujets, afin d’être normaux, de ne pas devenir fous. Recours nécessaire pour suppléer à leur défaillance narcissique, se manifestant notamment lors dudit « état de manque ». Recours nécessaire aussi afin d’éviter des liens insoutenables pour le sujet.
La deuxième hypothèse saisit un fil rouge entre les diverses formes d’addictions, à interpréter comme des tentatives différentes de « se ré-engendrer ». Dans l’espoir de pouvoir revenir à une étape antérieure à une sorte de détermination enfermant le sujet.Cet ouvrage, bien qu’il se situe à contre-courant des approches actuelles, plus focalisées sur la pharmacodépendance, analyse finement et au plus près de la réalité clinique une problématique très souvent mal articulée.
Patrick Petit, et d’autres cliniciens soutiennent l’idée que le « toxique » peut résider à l’intérieur du sujet lui-même. En ce sens, le recours à la drogue ne devient nécessaire que pour certains « usagers », plus particulièrement, quand le sujet n’a pas pu avoir recours à la parole, à savoir à une médiation symbolique de quelque chose d’intolérable.Cette idée est aujourd’hui très controversée, car l’on préfère mettre l’accent sur la toxicité du produit et l’on estime que l’état de dépendance est susceptible de se manifester de manière systématique chez tout sujet, d’où la distinction entre dépendance physique et psychique.
à savoir à une élaboration psychique de quelque chose vécu comme traumatisant.
L’auteur ne préconise pas la cure psychanalytique comme première thérapie dans des cas de toxicomanie. Il estime avant tout nécessaire de renforcer le Moi du sujet, de lui offrir un « étayage narcissique ». L’analyse serait en revanche incontournable dans un deuxième temps, afin de comprendre comment le sujet pourrait se soutenir en tant qu’« être désirant ».
Ouvrage recensé– Être toxicomane ? Psychanalyse et toxicomanie, Patrick Petit, Toulouse, érès poche, coll. Psychanalyse, 2019.
Autres pistes– Claude Escande, Passion des drogues. Les figures du ravage, Toulouse, érès, coll. Hypthèses, 2002– Jean-Louis Chassaing, Drogue et langage. Du corps et de la langue, Toulouse,érès, 2011.– Sylvie Le Poulichet, Toxicomanie et psychanalyse : les narcoses du désir [1987], Paris, PUF, 2012.– Jean-Luc Cacciali, Jean-Louis Chassaing, Stéphane Deluermoz, « L’addiction est-elle devenue notre norme ? », in Revue française de psychiatrie, n° 43, Toulouse, érès, 2016.