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Le Salarié de la précarité

de Serge Paugam

récension rédigée parArnaud KabaDocteur en anthropologie sociale et historique (EHESS).

Synopsis

Société

Quelle sociologie du travail pour l’ère post-industrielle ? C’est la question que se pose Serge Paugam dans le salarié de la précarité. Alors qu’il travaille déjà depuis longtemps sur la rupture du lien social provoquée par la précarité, Paugam s’attaque ici à la précarité de ceux qui travaillent, qui ne sont pas encore marginalisés en considérant une double dimension de la précarité : celle de l’emploi et celle du travail. Le livre est d’une importance majeure pour saisir les questions contemporaines du rapport au travail en France.

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1. Introduction

Le salarié de la précarité a été réédité en 2010, mais la première version de l’ouvrage est en fait assez ancienne : elle date de 2000 et s’appuie sur des données qualitatives et quantitatives collectées entre 1995 et 1998. Serge Paugam précise dans la préface que les évolutions du marché du travail ayant pris place dans les dix années suivant sa publication ne demandent pas de modification profonde de son texte.

Et pour cause : non seulement les tendances à la flexibilisation du marché de l’emploi entamées dans les dernières décennies du XXe siècle n’ont fait que se renforcer au début du XXIe, mais les années 2000 furent celles où arrive, sur la scène du champ médiatique comme scientifique, la question du travailleur pauvre. Autrement dit, l’idée que l’accès au travail ne suffit plus à juguler la pauvreté.

La notion de « travailleur pauvre » est l’une des dimensions que permet d’analyser la boîte à outils conceptuelle élaborée dans Le salarié de la précarité. En effet, le cœur de l’ouvrage est de définir une double dimension de la précarité : précarité de l’emploi (l’absence d’emploi ou une situation de sous-emploi), mais aussi précarité du travail. Paugam allie donc une sociologie du rapport à l’emploi précaire à une sociologie de l’aliénation au travail. ?

2. Redéfinir la question du travail dans un contexte incertain

L’idée centrale de Paugam est qu’étudier la manière dont la précarité du travail intervient dans les phénomènes d’érosion du lien social permet de saisir les évolutions contemporaines de la société française. Il se place d’emblée dans une tradition durkheimienne, en cherchant à savoir ce qui forge ou distend le lien social.

L’argument de Paugam est que la précarisation des statuts du travail et la flexibilisation du marché de l’emploi au tournant des années 1980 a profondément modifié le rapport à l’emploi et au travail en lui-même. Ainsi, l’introduction des flux tendus a augmenté les contraintes sur les rythmes de travail, sur les objectifs de qualité, produisant stress comme sentiment de ne pas être à la hauteur. La flexibilisation du travail a multiplié les statuts juridiques des travailleurs, même si on observe également une montée des qualifications et de l’autonomie.

Or la conception durkheimienne du travail, exposée dans De La division du travail social est pour Paugam une base essentielle pour analyser ce nouveau rapport au travail. Durkheim y insiste sur une conception du travail comme agent intégrateur, créant du lien social. Ainsi, il définit trois dimensions à travers lesquelles le travail a un effet bénéfique et intégrateur : l’homo economicus (le fait de gagner un salaire suffisant et rétribuant), l’homo faber (le fait de percevoir un sens dans son activité et de prendre plaisir à la réaliser) et l’homo sociologicus (le fait d’obtenir une intégration sociale et un statut à travers son travail).

Pour tenir compte de ces trois dimensions, qu’il délimite par ailleurs grâce à ses données quantitatives au début de l’ouvrage, Paugam propose un cadre d’analyse dans lequel il va essayer de prendre en compte non seulement la précarité de l’emploi, mais aussi celle du travail. C’est pourquoi il développe quatre modèles pour qualifier et classer ces nouveaux rapports au travail en lien avec l’intégration qu’ils procurent.

3. La forme complète d’intégration : l’intégration assurée

La première catégorie (le concept d'idéal-type chez Max Weber) que dégage Paugam est celle de l’intégration assurée. Il correspond à un rapport au travail qui permet à l’individu d’établir un lien de solidarité organique optimal avec le reste de la société. L’auteur l’élabore à partir de deux exemples que tout semble opposer au départ : une entreprise d’informatique privée marquée par un management participatif et une entreprise publique, EDF, dans laquelle la culture d’entreprise est façonnée par un esprit corporatiste entretenu par les syndicats.

Et pourtant, dans les deux entreprises, les employés affirment pareillement leur attachement à la compagnie, font état de bonnes conditions de travail, affirment être à la fois fiers d’appartenir à l’entreprise et à leur métier. Ils se reconnaissent dans des structures connues à la fois pour leur productivité et leur avance technologique. Ils sont satisfaits des relations dans le travail.

Dans l’entreprise d’informatique, c’est la bonne relation entre les employés, l’absence de hiérarchie, les possibilités de progresser à tout moment de la carrière qui sont mises en avant. Si les syndicats sont quasi-inexistants, les employés sont très impliqués dans le comité d’entreprise qui répond à nombre de leurs besoins. Le stress, omniprésent à cause du culte de la performance, est rationalisé, c’est-à-dire accepté comme étant du « bon stress » permettant d’augmenter ses performances.

À EDF, c’est au contraire la défense du statut, surtout à travers l’activité syndicale, qui est au centre de l’identité professionnelle. La tradition corporatiste est sans cesse rappelée et réactualisée par le biais de ce système de négociation collective qui touche tous les aspects de la vie professionnelle. Bien que très différents, ces deux cas fournissent l’illustration d’un rapport au travail dans lequel les employés s’estiment suffisamment payés même si le salaire n’est jamais mis au premier plan (homo economicus), aiment leur métier et en sont fiers (homo faber) et sont également fiers d’appartenir à leur entreprise qui est par ailleurs un important lieu de sociabilité pour eux (homo sociologicus). ?

4. Les formes incomplètes : l’intégration incertaine et laborieuse

Deux autres types d’intégrations, incomplètes celle-ci, sont déduites de ce modèle idéal de l’intégration assurée.

Le premier, celui de l’intégration incertaine, désigne la situation dans laquelle le salarié n’a pas de stabilité de l’emploi, mais manifeste néanmoins un grand intérêt dans son métier.

Dans le premier cas d’étude, une usine sidérurgique : les ouvriers sont rattachés à une culture de métier extrêmement forte malgré une menace sur leurs emplois. Alors qu’il existe des concurrences entre équipes dans le travail, ces dernières n’affectent pas la cohésion professionnelle et d’ailleurs, le « nous » se forme immédiatement quand il est fait référence au « eux » de l’encadrement. Cadres, ingénieurs, sont dévalorises dans leur travail, ce qui est aussi un moyen de se valoriser face à ceux qui sont les moins menacés en cas de plan social.

Le second exemple convoqué par Paugam est celui d’un hôpital de campagne menacé de fermeture. Tous les corps de métier ont une grande estime de leur métier, y compris les aides-soignantes. Les employés font corps contre les menaces de fermeture et plus largement une gestion administrative venant « du haut », une logique gestionnaire s’opposant à la logique médicale. Ces deux exemples illustrent des cas où les salariés sont confrontés à la précarité de l’emploi, mais disposent d’une forte identité professionnelle, structurée autour de la valorisation de leur savoir-faire. En conséquence, ils sont caractéristiques de l’intégration incertaine, dans laquelle le salarié ne subit qu’une dimension de la précarité : son emploi est menacé, mais son travail n’a rien perdu de son sens.

Seconde déviation par rapport à l’intégration assurée, l’intégration laborieuse est marquée par une sécurité de l’emploi conjuguée avec une précarité du travail. Le poste est garanti, mais le travail, répétitif, est aliénant. Il est réalisé sans intérêt ni fierté. Cet idéal-type est illustré par le cas d’une caisse d’assurance maladie qui a été éclaboussée par un scandale de détournement et a dû également réorganiser les tâches des employés. Le résultat a été de déqualifier les employés en standardisant leurs tâches.

Ce qui aboutit à un fort sentiment de perte de sens même si l’emploi des salariés reste assuré. Ces deux formes d’intégration, quoiqu’incomplètes, comportent encore des sources de satisfaction au travail pour les salariés, ce qui n’est pas le cas de l’intégration disqualifiante.

5. Le travail comme rupture du lien social : l’intégration disqualifiante

L’intégration disqualifiante est l’exact opposé de l’intégration assurée. Ce rapport au travail est caractérisé par une absence de stabilité de l’emploi et de sens du travail. Les salariés subissent donc pleinement la précarité, dans sa double dimension. Paugam l’illustre avec trois exemples concrets : une conserverie, une entreprise laitière et une entreprise de meubles. Toutes trois présentent des situations qui ne sont pas équivalentes, mais dans lesquelles les conditions de travail glissent vers l’intégration incertaine.

La conserverie est un univers taylorisé, standardisé, dans lequel les gestes sont répétitifs, et dans lequel la gestion en flux tendu a encore détérioré les conditions de travail. Si la situation est moins mauvaise dans l’entreprise laitière que dans la conserverie, dans les deux cas, les emplois sont plus ou moins menacés et les ouvriers n’ont pas de grand plaisir à effectuer leur travail. Ils ne sont pas fiers de leur entreprise et hésitent à se réclamer d’elle. La culture d’entreprise est la plupart du temps rejetée.

Mais c’est au sein de l’entreprise de meubles que les conditions de travail glissent le plus vers l’intégration disqualifiante. L’ambiance au travail y est délétère, au point que les travailleurs en viennent à saboter la production. L’absence totale de reconnaissance de soi dans le travail et la certitude que la situation de l’emploi ira en s’empirant amènent Paugam à en conclure que dans ce cas, les cadres normatifs permettant de rationaliser son rapport au travail ne sont plus opérants, ce qui aboutit à une désintégration du « nous » et à la création d’une identité négative.

6. Précarité au travail et atteinte du lien social

Serge Paugam a également à cœur de démontrer que ces formes de la précarité ont un rôle central dans la dissolution du lien social au-delà de la sphère productive.

Pour ce faire, il revient à une exploitation quantitative de ses données procédant à une interprétation par régression. Il teste alors l’implication des diverses formes d’intégration par le travail dans trois domaines de la vie sociale : la sensibilité aux revendications sociales, le rapport à la famille, et l’implication dans la vie politique.

Pour ce qui est de la sensibilité aux revendications sociales, c’est l’intégration assurée qui offre le plus d’implication. À l’intégration incertaine correspond une distanciation vis-à-vis de l’action collective, avec une recherche de solutions plutôt individuelles pour sauvegarder son emploi alors que l’intégration laborieuse, est marquée par un engagement syndical plus traditionnel.

L’intégration disqualifiante donne, elle, des résultats en partie paradoxaux : elle est marquée par une forte sensibilisation aux enjeux de défense du travail et de l’emploi, mais également par une forte désillusion envers les syndicats et organes de représentation. Un phénomène comparable est observé quant à l’implication dans la vie politique en général, ce qui signale le sentiment que les partis traditionnels de gauche et les syndicats ne savent pas prendre en compte les citoyens les plus précaires.

Les régressions montrent également que les situations de précarité, en particulier celles se rapprochant de l’intégration disqualifiante, ont tendance à fragiliser le couple et les relations familiales, surtout sur la durée. Cette dissolution du lien social est moins forte chez les femmes, qui sont pourtant les plus exposées concrètement à la précarité, parce que, souvent ramenées à leur fonction sociale reproductrice, ces dernières sont moins dévalorisées quand elles n’ont pas d’emploi ou qu’elles peinent à se réaliser dans leur travail. Elles se sentent paradoxalement moins soutenues par leur famille dans la situation de précarité, mais c’est encore, d’après Paugam, parce que la situation est aussi perçue comme moins grave par les proches.

Face à ce constat d’affectation du lien social et de dépolitisation chez les plus précaires, Paugam conclut en se questionnant sur les possibilités d’émergence de nouveaux mouvements sociaux. La mondialisation et la difficulté de plus en plus croissante de mener les luttes sur le lieu de travail rendent cette tâche ardue, tout comme l’éclatement des salariés précaires et la diversité de leurs conditions.

L'auteur conclut toutefois qu’un recentrage des luttes sur la demande d’un État Providence et la création d’espaces de lutte s’appuyant sur une sensibilisation de l‘opinion publique offre une marge d’espoir, une observation politique qui reste d’actualité.

7. Conclusion

Le livre de Paugam est donc d’un intérêt central dans les champs de la sociologie contemporaine du travail, celui de la sociologie de la précarité et plus marginalement celui des études sur la pauvreté. Il pense la question du rapport au travail à l’aune de changements intervenus dans les années 1980 et 1990, mais ces derniers n’ont fait que s’intensifier ces vingt dernières années.

Si Paugam, dans sa conclusion, reconnaît lui-même que la boîte à outils développée dans son ouvrage sera amenée à évoluer en même temps que cette transformation du monde du travail se poursuit, son analyse reste d’une actualité et d’une pertinence incontestable. L’ouvrage marque également un important jalon dans son projet plus vaste consistant à explorer les tensions, étirements et ruptures que font subir les évolutions néolibérales de la société française au lien social organique.

C’est pourquoi ce livre est d’une aide indispensable pour toute personne s’intéressant à ces questions et constitue, malgré sa jeunesse à l’échelle de la vie académique, un classique.

8. Zone critique

Le livre de Serge Paugam fait relativement autorité dans le champ de la sociologie du travail et de celle des inégalités, et vu la précarisation de la société engendrée par les politiques contemporaines en France, il est impossible de contester son actualité, même près de 20 ans après sa première édition.

Toutefois, contrairement à ce qu’en dit Brice Gilardi, auteur de la première recension de l’ouvrage, la réelle originalité de l’ouvrage, comme l'a bien remarqué Jean-Claude Barbier (2005), réside dans l’extension de la notion de précarité pour en saisir sa nature double, entre précarité de l’emploi et précarité du travail.

Si cette extension est d’un intérêt incontestable, le même Barbier a signalé qu’elle peut concourir à faire perdre de vue la question de l’introduction de la flexibilité du travail et celle des risques accrus qu’elle fait courir à certaines catégories de travailleurs (2005).

Cette objection doit être tempérée, car selon Paugam, c’est tout de même l’intégration disqualifiante qui concentre le cœur du rapport à la précarité et cette dernière ne peut se rencontrer que dans les franges les plus fragiles du salariat.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2007.

Du même auteur

– La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Presses universitaires de France, coll. « sociologies », 1991.– L’exclusion, l’état des savoirs (sous la dir. de), Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1996.– La société française et ses pauvres. L'expérience du revenu minimum d'insertion, Paris, Presses universitaires de France, coll. « recherches politiques », 1993, 2e édition mise à jour 1995, coll. « Quadrige » 2002 (avec une nouvelle préface à l’édition « Quadrige »).– Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales (sous la dir. de), Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2007, réédition « Quadrige » 2011 (avec une nouvelle préface à l’édition « Quadrige »).– Ce que les riches pensent des pauvres (avec Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet), Paris, Seuil, 2017.

Autre pistes

– Brice Gilardi, « Serge Paugam, Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l'intégration professionnelle », Lectures, 7 mars 2008. – Jean-Claude Barbier, La précarité, une catégorie française à l'épreuve de la comparaison internationale, Revue française de sociologie, 2005, vol. 46, no 2, p. 351-371.

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