Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt
Les régimes démocratiques peuvent disparaître de façon spectaculaire, violente, à la suite d’un coup d’État militaire. Mais leur agonie peut également être le résultat d’un délitement plus progressif, moins spectaculaire, et par là même plus insidieux, peut-être plus difficile à saisir. Comment meurent les démocraties ? Comment tenter de les sauver ? Telles sont les deux interrogations essentielles qui constituent les fondements de la réflexion proposée dans cet ouvrage.
Les menaces qui pèsent sur les démocraties contemporaines – même les plus exemplaires – ne leur sont pas seulement extérieures. En effet, l’usage de la force ne constitue pas le seul moyen de renverser un régime démocratique.
Les XXe et XXIe siècles regorgent d’exemples de régimes démocratiques libéraux mis en péril, voire effondrés, du fait de verdicts électoraux ou d’« alliances funestes » qui ont conduit la démocratie à son agonie. Tous ces épisodes ont pour commune origine l’action d’individus dont les valeurs sont antithétiques avec la démocratie, alors même – et là se situe le paradoxe – qu’ils se réclament généralement d’une démocratie plus grande, plus authentique, plus directe, plus juste. Ces personnes sont des individus hors système, des « outsiders ».
Les auteurs de La Mort des démocraties s’emploient ainsi à décrire des exemples de démocraties renversées par les urnes, par décision « populaire » ou encore avec la complicité (et donc la responsabilité) des acteurs politiques traditionnels. En partant de ces différents exemples, ils se posent deux questions majeures, auxquelles ils tentent d’apporter des réponses : comment démasquer les personnalités qui représentent un danger pour la démocratie ? Et comment empêcher le délitement démocratique qui précède et conduit au triomphe de ces outsiders ?
La majeure partie du livre mène un examen approfondi de la démocratie américaine, des crises qu’elle a traversées au cours de son histoire et, plus encore, de celle qui secoue actuellement le pays. Ils constatent l’ampleur de sa gravité et soulignent que, loin qu’elle soit seulement liée à l’arrivée de Trump au pouvoir, ce dernier n’en est en réalité que le symptôme. Enfin, ils s’attachent à proposer des solutions qui permettraient d’améliorer différents aspects de la démocratie américaine, afin de parvenir au rééquilibrage nécessaire à la protection du régime républicain des États-Unis, véritable modèle politique au niveau mondial.
L’Allemagne nazie constitue l’exemple le plus célèbre du renversement d’une démocratie parlementaire par les urnes, au profit de la construction d’un régime totalitaire : le national-socialisme hitlérien. Après une tentative manquée de coup d’État en 1923, Hitler accède au sommet de l’État en remportant les élections de 1933. Son arrivée au pouvoir n’est pas seulement le résultat de sa victoire électorale – liée à sa grande popularité, découlant elle-même de la situation économique critique. Elle est aussi la conséquence de l’alliance, avec le parti nazi, d’un groupe de conservateurs issu de la droite républicaine allemande, qui croyaient par cette stratégie éviter un désastre électoral et faire d’Hitler leur « obligé ».
De même, Mussolini fut nommé Président du Conseil par le roi d’Italie en personne, l’épisode de la « marche sur Rome » des Chemises Noires étant le fruit d’une construction a posteriori destinée à souligner la valeur et le courage des combattants fascistes. Les manœuvres de Mussolini n’eurent en réalité rien de révolutionnaire, puisqu’il utilisa les 35 sièges de son parti, la peur du socialisme et la menace de la violence potentielle pour effrayer le roi Victor-Emmanuel et le convaincre de la nécessité de le porter au pouvoir.
Quant à l’immense popularité d’Hugo Chavez, elle est à mettre en lien avec une situation économique qui voit doubler le taux de pauvreté, résultat de la chute du cours du pétrole. Après deux tentatives manquées de putsch, Chavez, devenu le héros de nombreux Vénézuéliens, parvint à s’emparer légalement du pouvoir, avec la complicité d’acteurs politiques traditionnels. Le pouvoir chaviste transforma alors la démocratie vénézuélienne en un régime autocratique, bien éloigné des standards d’ouverture et de liberté d’une démocratie parlementaire.
Deux critères principaux sont donc déterminants pour mesurer la menace représentée par ces « outsiders » – pourtant très éloignés sur le plan idéologique. D’abord, une grande popularité, souvent associée à une image d’homme providentiel dans une situation de crise politique ou économique grave. Ensuite, la tolérance de la classe politique, voire l’alliance avec ce personnage, en vue de victoires électorales à court terme. Toutefois, les exemples de démocraties qui sont parvenues à éviter ces écueils sont tout aussi nombreux (Grande-Bretagne, Finlande, Costa Rica), du fait des sacrifices de leurs classes politiques qui ont su faire barrage pour éviter le délitement.
Afin d’identifier ces « démagogues en puissance » que toutes les démocraties abritent inévitablement, les auteurs, s’inspirant de Juan Linz, éminent politique américain, établissent un « test réactif » à ces outsiders. Si une personnalité politique remplit un ou plusieurs des critères énoncés, il est potentiellement dangereux pour la démocratie : le rejet ou la faible adhésion aux règles du jeu démocratique ; la contestation de la légitimité de l’opposition politique (plus radicale qu’une simple remise en cause de leur valeurs) ; la tolérance voire l’encouragement de la violence ; une propension à restreindre les libertés civiles de l’opposition ou des médias.
Lorsqu’il remporte les élections, un leader populiste, s’il ne détruit pas la démocratie dans son ensemble, en affaiblit au moins les institutions et partant la subvertit. C’est ce qu’ont fait Hugo Chávez au Venezuela, Alberto Fujimori au Pérou, Evo Morales en Bolivie ou encore Rafael Correa en Équateur, mais aussi Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie ou Poutine en Russie…
Le paradoxe est que la subversion est couramment menée au nom même de la démocratie. Le pouvoir en place profite souvent du caractère critique de la situation pour établir un pouvoir plus fort, plus étendu, la plupart des constitutions démocratiques autorisant le corps exécutif à s’emparer de plus de pouvoir en cas de crise, réelle ou inventée.
Reprenant les analyses de Nancy Bermeo (autre politologue américaine), les auteurs définissent cinq manières de mettre à distance les candidats au potentiel autoritaire, afin de préserver la démocratie. D’abord, il faut écarter des listes électorales les autocrates potentiels, même s’ils ont de grandes chances de victoire.
Dans un second temps, l’élimination les extrémistes des rangs militants est nécessaire. Dans un troisième temps, il est indispensable d’éviter l’alliance avec des partis extrémistes et des candidats anti-démocratiques. Ensuite, il faut chercher à isoler ces extrémistes plutôt que de les légitimer – en se gardant, par exemple, de réinvestir des thèmes qui leur sont chers, voire de reprendre exactement leur discours… Enfin, l’union des partis démocrates entre eux constitue la cinquième condition sine qua non à la sauvegarde de la démocratie. Ces partis peuvent être de bords très différents mais ils doivent partager les convictions démocratiques. En Belgique dans les années 1930 ou, beaucoup plus récemment, en Autriche en 2016, ces stratégies se sont montrées payantes.
Ce détour par plusieurs épisodes historiques significatifs permet aux auteurs d’entreprendre une analyse plus spécifique et plus approfondie de la démocratie américaine, fragilisée par l’arrivée au pouvoir d’un personnage qui s’apparente en tous points à ces figures autocratiques : Donald Trump.
Son ascension résulte d’abord de la mise en place d’un processus de sélection des candidats à l’élection présidentielle en théorie plus ouvert, donc plus démocratique, au sein des deux grands partis. Sur ce sujet, la démocratie américaine se heurte au « problème du double impératif » : laisser le peuple choisir, mais éviter qu’il ne succombe à une tentative démagogique. Les primaires comportent toutefois de nombreuses règles extrêmement contraignantes et mettent en place des mécanismes qui empêchent le premier outsider venu d’arriver aux portes du scrutin le plus important des États-Unis. Mais Donald Trump est parvenu à remporter ces élections, en partie grâce à sa fortune et à ses réseaux, ceux-ci étant très éloignés des cercles traditionnels de la politique. Le cas de Trump illustre donc la perméabilité relative du système.
L’inquiétant est que le personnage de Donald Trump valide le « test réactif » à tous les points de vue. En effet, il n’adhère que mollement aux règles du jeu démocratique, puisqu’il a franchement remis en cause la légitimité du scrutin à plusieurs reprises. Il conteste ouvertement la légitimité politique de ses adversaires (ce fut le cas notamment avec Hilary Clinton et Barack Obama).
Il a fait preuve d’une tolérance relative envers les faits de violence (par exemple chez ses militants pendant la campagne) et l’a parfois encouragée, en proposant de payer les frais de justice d’un manifestant. Enfin, il fait preuve d’un empressement remarquable à restreindre les libertés de ses concurrents et de ses critiques. Il est connu pour avoir proféré d’inquiétantes menaces à l’encontre de nombreux journalistes.
Trump est donc désigné comme le seul, aux côtés de Nixon, de toute l’histoire des États-Unis, à répondre positivement à ces signaux et qui soit arrivé aussi loin. Sa victoire est spécialement à relier à ces alliances politiques avec des acteurs traditionnels qui légitiment l’outsider et lui donnent la latitude pour agir. Ainsi, pour les deux politologues, dans le cas de Trump, le parti républicain est responsable d’avoir « abdiqué ».
Pour garantir la stabilité de la démocratie, il est nécessaire que le système de pouvoirs et de contre-pouvoirs soit extrêmement élaboré. Il peut être prévu par la loi, pensé par un système judiciaire performant, mais les lois ne suffisent pas, l’exemple américain est en la preuve. La Constitution ne peut être le seul élément qui détermine la solidité du régime démocratique, ses rédacteurs n’étant pas en capacité de prévoir toutes les situations et elle-même pouvant être sujette à des interprétations concurrentes.
Ce qui est constitutif de la démocratie, c’est un ensemble de règles tacites qui découlent d’une culture politique, d’attitudes et de comportements qui ne sont régis par aucune règle explicite. Ces règles essentielles se fondent essentiellement sur deux principes : la tolérance mutuelle et la retenue institutionnelle. Le premier renvoie au respect des adversaires, au-delà des rivalités : malgré les désaccords, il faut leur reconnaître leur droit d’exister et de se battre dans la compétition. Quant à la retenue institutionnelle (forebearance), elle consiste à s’abstenir d’actes qui, tout en respectant la lettre de la loi, en violent indiscutablement l’esprit : la manière dont les présidents des États-Unis respectaient le maximum de deux mandats présidentiels, avant même l’adoption du 22e amendement, illustre l’application d’un tel principe.
La dégradation de ces deux principes fondamentaux précède souvent le délitement, d’origine interne ou externe, comme ce fut le cas au Chili avant le coup d’État de Pinochet. Leur absence mène en effet à la polarisation, qui elle-même débouche sur un sectarisme exacerbé. La société se regroupe alors dans des camps politiques aux visions exclusives, voire irréconciliables, et les partis sont de plus en plus tentés d’abandonner toute modération pour parvenir à la victoire, ce qui favorise l’émergence de positions antisystèmes.
Les États-Unis ont traversé des périodes de danger pour l’avenir de leur régime – telle la polarisation extrême provoquée par la question raciale et la guerre de Sécession –et des moments de remise en cause des usages démocratiques – la concentration inédite du pouvoir dans les mains de Roosevelt, le Maccarthysme ou l’attitude autoritaire de l’administration Nixon. Il semble néanmoins que ces deux principes aient été suffisamment ancrés pour permettre de protéger efficacement le régime, du moins jusqu’au début des années 1980.
Vis-à-vis de la situation actuelle, les auteurs formulent une mise en garde troublante : la stabilité de la période qui suit la fin de la guerre de Sécession jusqu’à la fin du XXe siècle se caractérisé par la proximité idéologique des membres des deux partis, qui trouvent un consensus sur le thème de la question raciale.
Partant de ce constat, les auteurs montrent que la démocratie aux États-Unis est victime d’un véritable processus de « détricotage » qu’ils font remonter au début des années 1980. Ils en attribuent l’origine aux réussites successives de plusieurs outsiders au sein du parti républicain, notamment un certain Newt Gringrich. Celui-ci est le premier à mener une attaque frontale victorieuse contre la tolérance mutuelle et la retenue institutionnelle. Candidat dans une circonscription de Géorgie, il récusait les pratiques alors en vigueur de civilité et de coopération entre les membres du Parti démocrate et du Parti républicain.
Remarquable par la violence de sa rhétorique et par ses méthodes de délégitimation de l’adversaire, il grimpe les échelons du parti, s’en attire les faveurs et accède finalement au poste de Président du Congrès. Il devient alors le modèle d’une nouvelle génération d’élus républicains, dont la ligne dure éclata au grand jour sous la présidence de Bill Clinton, comme en témoignent les recours à l’obstruction parlementaire de plus en plus fréquents. L’érosion des normes ne fit que s’accélérer sous les coups des différents congressistes républicains durant les années qui suivirent.
Dans les années 2000, la politique de Bush, malgré les promesses d’un rassemblement, se révèle encore plus polarisante. L’importance de la question raciale dans la division, voire l’hostilité entre les deux partis est un des éléments centraux de cette polarisation, mais plus généralement les différences idéologiques, culturelles, religieuse et de valeurs sont plus accentuées que jamais.
Si les auteurs attribuent une grande part de la responsabilité de cette dérive au Parti républicain, la réponse du Parti démocrate n’a pas été à la hauteur des enjeux de préservation de la démocratie. Le renoncement à la retenue institutionnelle et à la tolérance mutuelle a peu à peu gagné l’ensemble des deux partis. Au moment de la victoire de Barack Obama, qui représente l’espoir d’un retour à des usages mesurés, l’hostilité partisane est à son comble. Ce détricotage débouche donc sur la victoire de Trump en 2017.
Les auteurs envisagent une possible sortie de la situation en permettant la réunion de membres des deux partis dans un grand front démocratique uni – à l’instar de la CDU en Allemagne au lendemain de la défaite nazie. Si une reconfiguration raciale et religieuse des partis est nécessaire pour permettre de réduire le gouffre idéologique entre les deux extrêmes, le Parti démocrate ne peut cependant pas céder sur la question raciale. Mais les démocrates ont d’autres moyens de contribuer à la reconfiguration du paysage politique, et cela doit passer par la recherche de solutions concrètes pour la résolution de la question sociale.
Ainsi, se contenter de réhabiliter les idéaux démocratiques progressistes ne sera pas suffisant pour redynamiser les démocraties occidentales. Les hommes politiques et les citoyens doivent s’appliquer à étendre ces idéaux à des sociétés de plus en plus diverses. C’est ce qui permettrait d’entrevoir l’espoir de sociétés à la fois multiraciales et démocratiques, et pas uniquement aux États-Unis.
Véritable best-seller, publié en anglais en 2018, La Mort des démocraties a reçu un accueil très favorable à sa sortie, aussi bien outre-Atlantique que sur le vieux continent. Sa traduction dans plus de quinze langues témoigne de son immense succès.
Le célèbre économiste du New York Times, Paul Krugman, en a notamment fait l’éloge. Dans les médias français, il a également été acclamé pour la qualité de son écriture, la finesse de ses analyses ainsi que la diversité et la pertinence des exemples développés.
Ouvrage recensé– La Mort des démocraties, Paris, Calman-Lévy, 2019.
Des mêmes auteurs – Steven Levistky, Competitive Authoritarianism: Hybrid Regimes after the Cold War, New York, Cambridge University Press, 2010.Informal Institutions and Democracy: Lessons from Latin America, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006.– Daniel Ziblatt, Conservative Parties and the Birth of Democracy, Cambridge University Press, 2017.– Daniel Ziblatt, Structuring the State: The Formation of Italy and Germany and the Puzzle of Federalism, Princeton, 2006.
Autre pistes– Julia Cage, Le Prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2018.– Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Paris, L’Observatoire, 2018.– Juan Linz, The Breakdown of democratic Régimes, Baltimore-London, The Johns Hopkins University Press, 1978.