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Le travail à cœur

de Yves Clot

récension rédigée parGéraldine Rousseau

Synopsis

Société

Yves Clot a rédigé à chaud Le travail à cœur, suite à la vague de suicides qui a secoué France Telecom en 2009. Dans cet essai, il mobilise à la fois des observations de terrain, des réponses institutionnelles et des réflexions scientifiques pour tenter de cerner ce que recouvrent les risques psychosociaux (RPS) dans le but de leur trouver une issue. Au cœur de son approche figurent le concept de qualité empêchée et la nécessité de mettre en débat ce qui constitue la qualité du travail.

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1. Introduction

En 2009, une vague de suicides très médiatisée secoue France Telecom. Véritable électrochoc, elle met violemment en lumière la question des risques psychosociaux (RPS), au travers de leur manifestation la plus dramatique.

C’est dans ce contexte encore brûlant qu’Yves Clot rédige Le travail à cœur. Dans cet essai, il fait le point de l’état des connaissances sur ce sujet encore mal appréhendé que sont les risques psychosociaux : des observations de terrain, des travaux commandités par l’État, mais aussi les grandes théories en présence. Il prend également parti sur une problématique trop longtemps occultée.

Son objet est clairement exposé dans son sous-titre : « en finir avec les RPS ». Au fil de ses réflexions, Yves Clot cherche à la fois à déconstruire la façon dont sont appréhendés ce que lui considère plutôt comme des troubles psychosociaux, et à tracer des pistes pour y répondre.

Pour ce faire, il détaille d’abord la façon dont se manifestent ces RPS, globalement comme individuellement. Puis il revient sur le mode de traitement dont ils ont fait l’objet jusqu’à présent. Il propose enfin une approche plus dynamique et issue des travailleurs, la seule selon lui en mesure de transformer ces risques en ressources psychosociales.

2. L’explosion de la souffrance au travail en France

Depuis le début des années 2000, les professionnels (psychologues du travail, médecins du travail, infirmiers) ressentent une aggravation de la souffrance au travail, confirmée par les enquêtes statistiques : en seulement deux ans, de 2005 à 2007, la part des Français heureux au travail est passée de 40 % à 33 %.

Un phénomène peut à la fois expliquer ces chiffres et inquiéter quant à leur évolution : l’attachement très particulier des Français à leur travail. Ils sont, en Europe, ceux qui accordent le plus d’importance à leur vie professionnelle, au détriment parfois des autres pans de leur vie sociale. Ils nourrissent à son égard des attentes plus élevées que leurs voisins, en matière de réalisation personnelle comme d’accomplissement social. L’attachement à l’entreprise prend parfois des accents affectifs, entretenus par les directions.

Ils sont toutefois confrontés à un double paradoxe.D’une part, les questions liées au travail sont largement refoulées dans le débat public. Quand elles le sont, c’est le plus souvent sur un mode hostile, où organisations syndicales et management s’opposent dans un conflit sans fin. À la différence de ses voisins, la France n’arrive pas à gérer le conflit d’intérêts inhérent à la relation salariale. Or la coopération et les relations interpersonnelles sont devenues centrales dans l’organisation du travail.D’autre part, beaucoup de salariés déclarent souhaiter que le travail occupe moins de place dans leur vie. Non pas parce que le travail serait devenu moins important pour eux (au contraire, il reste une valeur fondamentale), mais parce qu’ils y souffrent et préfèrent se protéger par le repli. Ce faisant, ils se font violence, ce qui explique en partie la récente explosion des RPS.

Yves Clot le répète à maintes reprises : chaque situation de travail est particulière, y compris au sein d’un même métier ou d’une même entreprise. Pour autant, des schémas similaires se dessinent, d’un collectif à un autre et d’un travailleur à un autre. En ce sens, les RPS sont un phénomène à la fois individuel, voire intime, et global.

3. La manifestation des RPS chez les travailleurs

Au cœur de l’approche d’Yves Clot, figure la notion de qualité empêchée. Pour lui, tout comme l’explosion globale des RPS ne découle pas d’un rejet de la valeur travail, mais au contraire d’un attachement contrarié, l’apparition d’un RPS chez un travailleur découle avant tout de ce qu’il est empêché de faire, à savoir un travail de qualité.

Les exemples sont multiples : les salariés de LU déplorant la baisse de qualité des matières premières ; les guichetiers de La Poste réticents devant la marchandisation de leur relation aux usagers, devenus de vulgaires clients ; les ouvrières d’un atelier électronique refusant de démarquer des produits issus d’une autre entreprise pour y apposer leur logo.

Ce dernier cas s’avère très significatif : le démarquage serait moins fatigant que leurs tâches habituelles, mais les ouvrières le refusent car elles ne s’y reconnaissent plus. Selon Yves Clot, « le sens de l’action en cours se perd quand disparaît le rapport entre les buts auxquels il faut se plier, les résultats auxquels il faut s’astreindre et ce qui compte vraiment pour soi et pour les collègues » (p.106).Dans ce cas, la conscience professionnelle devient encombrante. L’engagement se dévitalise. Le travailleur ressent une amputation de soi. Ce type d’épreuve fait partie de toute vie professionnelle, mais sa banalisation peut devenir usante.Par ailleurs, dans tous ces exemples, les travailleurs ne font pas preuve d’une nostalgie excessive ou d’un refus de changer. Ils auraient plaisir à voir leur travail et leur expérience évoluer. Ils souffrent avant tout de la succession trop rapide de réorganisations, et de voir leur expérience déconsidérée, voire même mise au rebut comme un obstacle encombrant.

Cette souffrance au travail se manifeste dans chaque individu, mais ses ressorts sont avant tout collectifs. Ils tiennent d’abord à la vision qu’ont les travailleurs de ce que devrait être la qualité de leur travail, qui entre en collision avec celle des dirigeants. Or ce conflit n’est presque jamais exprimé.Leur vision se confronte parfois avec celles de leurs collègues. Dans des collectifs fragmentés, tendus, une tâche essentielle ne se fait plus : la mise au diapason de l’organisation officielle du travail face au réel. Cependant, ce conflit-là est, davantage encore, tu.

4. Le contournement fragile des RPS par les travailleurs eux-mêmes

Face à ces situations, les salariés ne restent pas inactifs, au contraire. Leurs stratégies de résistance peuvent prendre plusieurs formes, comme le montre l’exemple des salariés de la plateforme téléphonique de France Telecom, poussés à suivre des scripts de vente et à remplir des indicateurs de performance assez éloignés des pratiques historiques de l’opérateur.

Certains optent pour le cynisme. Ils plaisantent par exemple sur les clients et se prennent au jeu de la course aux indicateurs. Il s’agit souvent de jeunes travailleurs, en contrat temporaire, n’ayant connu aucun autre mode de travail au cours de leur vie professionnelle. Le cynisme les protège en apparence contre l’inanité de leurs tâches et leur absence totale de prise dessus. Mais il constitue, lui aussi, une forme d’amputation de soi, un renoncement à un travail de qualité, donnant du sens à leur vie.

D’autres travailleurs, à l’inverse, optent pour la contre-effectuation. Chez France Telecom, les salariés les plus anciens refusent ainsi de se positionner en simples vendeurs, rejettent la course aux appels, consacrent du temps à conseiller les clients et mobilisent toute leur connaissance professionnelle pour leur répondre de façon soignée.

Ces deux modes de réaction demeurent toutefois fragiles, et ne font que repousser le moment, inévitable, où ces travailleurs craqueront, sous l’effet d’une pression devenue insoutenable entre l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et d’un travail de qualité, d’une part, et leur situation de travail réelle, d’autre part.La réponse aux RPS est donc avant tout individuelle, quotidienne, invisible. À la suite à la crise de France Telecom en 2007, elle devient aussi globale, et largement prise en charge par l’État.

5. Les réponses insuffisantes des officiels

Rapidement, l’État a cherché à se protéger dans la gestion de cette crise, en optant pour une méthodologie qui lui était familière : celle de la crise sanitaire, à traiter sur un mode hygiéniste.

Dans ce cadre, ont officiellement été définies six dimensions de RPS, ensuite déclinées en 40 indicateurs. Cette classification présente le mérite de placer des mots sur des RPS multiformes et parfois difficiles à cerner. Elle dépasse la seule notion de stress à laquelle les RPS sont trop souvent réduits. Elle manque toutefois d’un modèle théorique de référence, et laisse penser que les RPS ne sont que la somme de ces 40 indicateurs.

Par ailleurs, si le chiffre est évidemment utile, il a tendance à simplifier à l’excès des situations de travail par définition multifactorielles et spécifiques. Il attire en outre l’attention sur les éléments qui lui sont réductibles. Or les conflits de valeur, par exemple, s’avèrent difficiles à traduire en données chiffrées.

Les partenaires sociaux ont également été appelés à négocier autour des RPS. Yves Clot déplore l’ajout de cette nouvelle couche de gestion et de dialogue social, qui complexifie et rigidifie davantage encore les relations sociales en entreprise. Depuis plusieurs années en effet, le poids des normes imposées par l’État est devenu tel que les RH travaillent davantage sur la mise en conformité avec la loi qu’au contact direct avec les salariés et le terrain. Le dialogue social entre directions et organisations syndicales est lui aussi envahi par ces sujets réglementaires, et devient un dialogue d’experts. Par ailleurs, sous couvert d’améliorer les conditions de travail, une renormalisation des actes de travail s’installe au travers de l’établissement de « bonnes pratiques ».

Les critiques les plus vives d’Yves Clot concernent le marché émergent des RPS, avec ses cabinets d’experts, ses audits, ses questionnaires, ses lignes vertes d’écoute psychologique et ses cellules de veille spécialisées. 4 000 psychologues et psychanalystes sont aujourd’hui engagés auprès des entreprises. Si certains réalisent un travail de qualité, Yves Clot déplore cette sous-traitance d’un sujet qui concerne en premier lieu les travailleurs et leur direction : « Il s’agit le plus souvent d’installer entre directions et syndicats des consensus fictifs autour de "machines à guérir" qui visent, le plus vite possible, à "ouvrir le parapluie" vis-à-vis des services de l’État (p. 29) ».

6. Les dangers de la victimisation

Yves Clot s’érige également contre le présupposé qui sous-tend cette approche officielle : les travailleurs comme des êtres passifs, incultes et victimes, ayant besoin de porte-paroles experts pour les défendre.Cette vision découle de la notion même de risques psychosociaux, à la frontière entre l’individu et sa situation de travail, et se manifestant avant tout sur les individus les plus sensibles.

On retrouve là l’approche qui prévaut pour l’exposition aux produits toxiques, plus néfastes sur des terrains prédisposés. Déjà connue, elle rassure les employeurs – d’autant qu’ils sont en France tenus responsables de toute atteinte due au travail à la santé de ses salariés.

Cette vision rejoint aussi celle de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, qui définit le stress comme un « déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et ses propres ressources pour y faire face ».

Yves Clot réfute pour sa part que les RPS relèvent de la seule perception. Selon lui, ils ne découlent pas des salariés, mais des organisations de travail, qui les tiennent trop à l’étroit et ne les laissent pas exprimer tout leur potentiel. C’est donc le travail qu’il convient de soigner, et non les salariés.

En plaçant ainsi le curseur du côté « psycho » des RPS, l’État et les entreprises se protègent contre une remise en cause plus profonde de leur modèle. Ils évitent un débat de fond, pourtant essentiel, sur la qualité réelle du travail. Ainsi chez PSA, le grand plan de lutte contre la pénibilité au travail a été affiché comme pleinement cohérent avec la poursuite du lean management. Il s'agit d'un mode de production visant la suppression de toutes les formes de gaspillages n’apportant pas de plus-value au client. Ce dernier n’a pas été remis en cause.

Yves Clot lance également une alerte éthique : au nom de cette fragilité supposée, l’État et les directions requièrent une transparence accrue, s’insinuent dans l’intime, et versent dans un « despotisme compassionnel ». Parallèlement, les travailleurs sont encouragés à cultiver leur identité de victimes en souffrance afin de bénéficier des dispositifs mis en place. Or cette victimisation inhibe leur capacité d’agir.

7. Des risques psychosociaux aux ressources psychosociales

Selon Yves Clot, l’amélioration de la qualité du travail ne se réduit pas à l’amélioration des conditions de travail. Ainsi, une salariée en souffrance à laquelle on a supprimé certaines tâches afin de la soulager a vu sa souffrance s’accroître, car ces tâches étaient constitutives de son identité professionnelle et de sa place dans son collectif.

Dans ce domaine, il convient donc d’être vigilant y compris à ce qui n’est pas visible, et surtout d’entendre la parole des premiers concernés.

Le bien-être réside avant tout dans le bien-faire. Selon les termes bien connus du philosophe Georges Canguilhem : « Je me porte bien, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles » (Écrits sur la médecine, p. 68).

Les travailleurs sont loin de rester passifs dans leur organisation. Au contraire, par leurs actions, ils affectent et recréent l’organisation en permanence. L’approche de toute situation de travail ne saurait donc se faire sans eux, et sans des allers-retours permanents régis par le triptyque observation, analyse et intervention.Pour cette même raison, le traitement des RPS doit impliquer en premier lieu et directement les travailleurs eux-mêmes, les experts se limitant à un rôle de facilitateurs. Une place privilégiée doit être consacrée au collectif de travail, facteur crucial de santé au travail. Pour cette raison également, le psychosocial doit être envisagé autant comme un risque que comme une ressource. Chaque risque contient en effet en germe des outils de revitalisation de la qualité du travail (attachement déçu à une entreprise, collectif mis à mal, conscience professionnelle bridée).

Enfin, Yves Clot insiste sur ce qui constitue selon lui le nœud de tout RPS : le débat sur la qualité du travail, inhérent à toute situation professionnelle, mais souvent tu. Il convient de relancer la controverse sur la qualité du travail, à la fois entre travailleurs et directions et au sein même du collectif de travail.

Le débat n’est pas pathogène ; c’est sa négation qui peut le devenir. L’exprimer peut s’avérer pénible, et même être considéré comme un risque en soi. Cependant, ce risque doit être pris pour résoudre d’autres risques, bien plus grands, les RPS : « En matière de qualité du travail, la seule "bonne pratique" est la pratique de la controverse sur le travail bien fait. Et d’abord entre pairs » (p. 152).

Le débat entre pairs s’avère le plus difficile car il est souvent étouffé. C’est pourtant lui qui permet de maintenir le collectif vivant, libéré des basses querelles de personnes, et partagé par tous et intégré en chacun.

8. Conclusion

Près de dix ans après la première parution du Travail à cœur, et malgré les collèges d’experts, les rapports, les réglementations, les accords d’entreprise, etc., les RPS demeurent très présents dans la vie des Français au travail. Ils sont désormais abordés sous l’angle du bien-être au travail ou de la qualité de vie au travail (QVT), mais le grand débat sur le travail de qualité n’a pas vraiment eu lieu.

Yves Clot le constate lui-même dans la postface de sa deuxième édition. Il n’en perd pas pour autant son enthousiasme et appelle, sans relâche, à prendre à bras le corps cette problématique, qui touche à la vie au travail comme à la vie en général ; aux travailleurs dans leur individualité comme à la société en général.

Il appelle également de ses vœux une refondation de la profession de psychologue du travail, mise à mal par l’explosion du marché de l’expertise, mais aussi par la nécessité qui lui a été imposée de travailler et penser dans l’urgence ces dernières années.

9. Zone critique

Parce qu’il part des situations de travail réelles, et parce qu’il redonne une dignité aux travailleurs en les plaçant en première ligne dans la refondation des relations professionnelles, Le travail à cœur est devenu un ouvrage de référence pour nombre de représentants des salariés. Il l’est aussi, paradoxalement, pour nombre de cabinets d’experts, pourtant vivement critiqués par l’auteur.

L’essai n’a pourtant pas été conçu comme un manifeste ou la synthèse d’un dogme. Yves Clot le voulait avant tout comme un bilan et une incitation à la controverse, traçant des pistes, mais appelant à poursuivre la réflexion.

De ce fait, d’ailleurs, il reste incomplet. Il s’intéresse principalement aux salariés des grandes entreprises publiques ou industrielles (La Poste, France Telecom, PSA, LU), où les salariés restent encore relativement bien représentés, malgré l’érosion continue du syndicalisme. Il resterait à étudier les situations de travail de la masse croissante des prestataires, travailleurs précaires et salariés de PME — plus isolés, moins informés sur leurs droits et moins suivis médicalement.

10. Pour aller plus loin

– Yves Clot, Le Travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La Découverte, 1995.– Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Le travail humain », 2008.– Loïc Lerouge (Dir.), Approche interdisciplinaire des risques psychosociaux au travail, Toulouse, Octarès, coll. « Le travail en débat », 2014.– François Guérin (Dir.), Comprendre le travail pour le transformer : La pratique de l’ergonomie, Lyon, Éditions ANACT, 2007.

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