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Le Grand échiquier

de Zbigniew Brzezinski

récension rédigée parAna PouvreauSpécialiste des questions stratégiques et consultante en géopolitique. Docteur ès lettres (Université Paris IV-Sorbonne) et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auditrice de l'IHEDN.

Synopsis

Histoire

Paru en 1997, six ans après l’effondrement du bloc soviétique, le livre de Zbigniew Brzezinski propose une nouvelle vision géostratégique devant permettre à l’hyperpuissance américaine de maintenir sa position hégémonique sur la planète. Par géostratégie, il fait référence à la gestion stratégique des intérêts géopolitiques, qu’il assimile à une partie d’échecs. Celle-ci se jouera sur le « grand échiquier » que constitue la masse continentale eurasiatique. En Eurasie, espace névralgique et source de puissance, les États-Unis devront veiller désormais à ce qu’aucune puissance ou entité ne les défie en s’érigeant en dominateur.

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1. Introduction

En remportant la victoire sur le communisme, l’Amérique s’est hissée à la place de première, d’unique et de véritable puissance globale dans l’immédiat après-guerre froide, position sans précédent dans l’histoire de l’humanité. C’est donc désormais en tant qu’empire global que les États-Unis vont devoir assurer leur prééminence à l’échelle planétaire.

Reprenant la théorie géopolitique du Heartland développée par le géographe britannique Halford John Mackinder au début du XXe siècle, Brzezinski étend à la planète entière le concept d’« Ile-monde » (World Island), qui, selon Mackinder, n’englobait que les continents européen, africain et asiatique. Plutôt que le Heartland, qui correspondait à l’empire russe avant la révolution d’octobre 1917, il identifie comme centre du monde l’Eurasie, située entre l’Atlantique et le Pacifique, comme lieu privilégié de l’affrontement entre les puissances pour la primauté mondiale.

Zbigniew Brzezinski s’illustre avec cet essai comme le chef de file des politologues représentant l’école réaliste des relations internationales.

Pour schématiser, le réalisme – à la différence de l’idéalisme – met l’accent sur les aspects conflictuels de la politique internationale et non sur la coopération. Les réalistes considèrent les États-nations comme les principaux acteurs sur la scène internationale. Dans cette optique, la défense de leurs intérêts nationaux et leur lutte permanente pour le pouvoir priment sur la préservation de normes éthiques et sur la prééminence du droit international, même s’il est nécessaire de distinguer les réalistes classiques des réalistes radicaux.

Ayant posé les bases de sa réflexion et s’inspirant de l’histoire des empires romain, chinois et mongol, Brzezinski développe ainsi une stratégie articulée autour d’impératifs géostratégiques, dont les décideurs américains vont s’inspirer, au cours des deux décennies à venir, dans l’élaboration de la politique étrangère et dans la politique de défense de leur pays.

2. L’empire global

« L’Amérique a acquis une position d’hégémonie globale sans précédent. Elle n’a aujourd’hui aucun rival susceptible de remettre en cause ce statut » (p. 56).

Déjà le 11 septembre 1990, le président républicain George H.W. Bush, dans un discours au Congrès des États-Unis, avait développé le concept de « nouvel ordre mondial ». Dans cette nouvelle architecture, il paraissait implicite qu’en raison de leurs intérêts stratégiques globaux, c’était aux États-Unis que revenait naturellement le rôle d’« empire global ».

Pour Brzezinski, à la différence des empires passés, pour la première fois dans l’histoire, les États-Unis sont parvenus à une telle prééminence globale grâce à la maîtrise militaire, économique, technologique et culturelle qu’aucune autre puissance ne peut prétendre rivaliser avec eux. Cette puissance est unique non seulement par son envergure, mais aussi par son ubiquité. Le dynamisme économique de l’Amérique et le pouvoir d’attraction de son mode de vie sur le reste du monde jouent en sa faveur.

Au plan stratégique, les États-Unis, bénéficiant d’une supériorité en matière de ressources économiques et technologiques et d’une organisation efficace, ont mis sur pied un appareil militaire sans équivalent, le seul au monde à avoir un rayon d’action global. Grâce à cet outil, ils contrôlent par exemple la totalité des océans. Ils peuvent exercer leur puissance impériale en lançant des opérations militaires aux quatre coins de la planète.

Pour Brzezinski, la défense de l’hégémonie américaine dans le monde est une noble cause, car l’hyperpuissance américaine est intrinsèquement porteuse du Bien qu’elle se doit d’apporter au reste de l’humanité. Il rejoint en cela le politologue Francis Fukuyama, qui affirmait, en 1992, dans son ouvrage La Fin de l’Histoire et le dernier homme, que les États-Unis se percevant comme une puissance investie d’une mission universelle ne doivent pas renoncer à l’universalité de leur culture.

3. L’Eurasie : le centre du monde et l’échiquier des luttes d’influence

Brzezinski discerne cinq grands ensembles physiques et géopolitiques à l’échelle globale : l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, L’Eurasie, l’Afrique et l’Australie. L’Eurasie s’étend de la façade maritime européenne à l’Ouest à la Chine et au Japon en englobant le Moyen-Orient, l’Inde et l’Asie du Sud-Est et en excluant le Groenland (p. 56). « Pour l’Amérique, écrit-il, l’enjeu principal est l’Eurasie » (p. 57). Elle constitue la masse continentale eurasiatique la plus importante à la surface du globe. Elle en est l’axe géopolitique. Deux des trois régions les plus politiquement développées et productives du monde la composent. Les États dotés d’une force de dissuasion nucléaire et des budgets de la défense les plus importants en font partie.

À l’instar de John Halford Mackinder, Brzezinski considère que quiconque domine l’Eurasie domine le monde.

Le grand échiquier eurasien est divisé en quatre sous-ensembles majeurs. Une partie occidentale comprend l’Europe de l’Ouest et les pays d’Europe de l’Est et d’Europe centrale. L’espace central désigne l’immense territoire occupé pendant soixante-quatorze ans par l’ancienne Union soviétique. Le Sud s’étend sur la superficie du Moyen-Orient. Enfin, la partie orientale englobe la Chine, le Japon et l’Asie du Sud-Est (p. 62).

Dans cet ouvrage datant de 1997, l’auteur constate le vide laissé par l’effondrement de l’Union soviétique dans la partie centrale de ce grand échiquier et la situation d’anarchie politique qui y prévalait alors, tout en soulignant la dotation de cet ensemble en ressources énergétiques. Fort de ces constations, il va exhorter les États-Unis à considérer la gestion de l’ensemble eurasiatique comme une priorité nationale.

Enfin, afin de mener à bien leur stratégie eurasienne, les États-Unis devront tenter de s’ancrer durablement en Extrême-Orient et devront accorder une attention particulière au Japon, qui doit devenir le partenaire essentiel et privilégié des États-Unis pour contrer la suprématie de la Chine dans la région. La question de la réunification de la Corée pourrait également se révéler une source de graves problèmes géopolitiques.

4. Dominer la masse continentale eurasiatique

Brzezinski ne prévoit l’émergence possible d’une puissance rivale que sur le seul continent eurasiatique, d’où l’importance de procéder, dans un premier temps, à une identification des acteurs en présence et à une analyse approfondie de la géographie politique de cette zone. Afin de discerner les motivations géopolitiques de ces États, l’auteur suggère d’examiner les élites gouvernantes, ainsi que les vulnérabilités, les failles et les atouts qui caractérisent ces États en gardant toujours à l’esprit les intérêts nationaux des États-Unis.

Dans un deuxième temps, forts de ces informations, les décideurs américains seront en mesure de formuler des stratégies globales et régionales visant à contrôler ou à manipuler les États de la zone eurasiatique au profit de la puissance américaine (p. 67).

Dans la tâche d’identification des acteurs, l’auteur propose de catégoriser les États de la zone en acteurs géostratégiques d’une part, et en pivots géopolitiques d’autre part. Les premiers, de par leur capacité et leur détermination, sont en mesure de faire rayonner leur influence au-delà de leurs frontières et constituent potentiellement des entraves à l’hégémonie américaine. À cet égard, on pourrait citer la France, la Russie ou la Chine. Les pivots géopolitiques sont, pour leur part, des États, tels que la Turquie, l’Iran ou l’Ukraine, potentiellement vulnérables, mais jouissant d’une position géostratégique névralgique. Ces deux catégories seront traitées différemment.

À partir de ces démarches préliminaires, l’auteur développe divers scénarios destinés à permettre aux États-Unis d’empêcher l’émergence ou la résurgence de puissances rivales sur le grand échiquier eurasiatique. En manipulant les acteurs géostratégiques et en instrumentalisant les pivots géopolitiques, l’empire global américain se donnerait les moyens de tuer dans l’œuf des alliances entre États qui menaceraient la pérennité de sa domination.

À titre d’exemple, on pourra citer le soutien des États-Unis à l’Ukraine préconisé par l’auteur. Cela serait susceptible de conforter cet État nouvellement indépendant dans ses ambitions de prospérité et de sécurité et de l’inciter à rejoindre les structures euroatlantiques. Et ce, afin d’enrayer la montée en puissance prévisible de la Russie tôt ou tard dans l’après-guerre froide.

5. Quelle place pour l’Europe ?

En premier lieu, Brzezinski considère l’Europe occidentale comme « la tête de pont » des États-Unis en Eurasie. Élargissement de l’OTAN vers les pays de l’Est et intégration dans l’Union européenne de ces mêmes États vont donc de pair puisqu’il s’agit avant tout pour l’hyperpuissance américaine de consolider le partenariat transatlantique en surmontant les réticences existantes sur le Vieux Continent. Brzezinski attribue à la France et à l’Allemagne des rôles importants dans ce dessein stratégique, avec toutefois des réserves sur les chances d’aboutissement des ambitions françaises à la suite de la réunification allemande en 1990.

La France, tout comme le Royaume-Uni, reste marquée par sa grandeur passée à la tête d’un vaste empire colonial et de ce fait, a tendance à poursuivre son rêve impérial au travers de la construction européenne. L’Allemagne, quant à elle, poursuit également un rêve de grandeur qu’elle imagine voir se réaliser dans la création d’une Europe élargie, dont elle contrôlerait la partie orientale. L’auteur résume cette analyse en indiquant que « à travers la construction européenne, la France vise la réincarnation, l’Allemagne la rédemption » (p. 91). Ce socle commun ne saurait masquer les divergences entre les deux puissances, qui forment un couple dans la construction d’une Europe unie, voire fédérale, en matière de sécurité et de défense. Malgré tout, l’Allemagne entend continuer d’ancrer sa défense dans le soutien des États-Unis, garant de sa sécurité.

L’auteur est animé par la crainte d’alliances que la France et l’Allemagne pourraient être tentées de conclure chacune de leur côté avec la Russie, celle-ci demeurant avec la Chine, le grand rival potentiel des États-Unis en Eurasie.

6. Avenir géopolitique

Tout en promouvant le projet d’unification de l’Europe comme gage de stabilité, Brzezinski avoue redouter que l’Europe unie ne devienne, à plus long terme, un rival de poids pour la puissance américaine, mais repousse finalement cette éventualité en arguant du fait que les États européens ne parviendront jamais à surmonter leurs différences et à atteindre une unité politique comme le firent les États-Unis par le passé.

L’auteur pressent également des évolutions importantes en matière de sécurité et de défense. En partant du postulat que l’Alliance atlantique est le garant incontournable de la sécurité en Europe, dès que l’Europe sera parvenue à trouver une identité politique et à mettre en place un gouvernement supranational, l’architecture de défense de l’Alliance atlantique devra être révisée. Il ne sera en effet plus possible de concilier la persistance d’une puissance dominante et de plusieurs Alliés dépendants d’elle au sein de l’OTAN. Il faudra alors envisager que les États-Unis se retrouvent à égalité avec l’Union européenne.

Dans la mise sur pied d’un vaste système euroatlantique en Eurasie, il apparaît en 1997 comme primordial à l’auteur de circonscrire l’effondrement économique de la Russie et la situation d’anarchie, car ces phénomènes délétères sont susceptibles de donner lieu à l’arrivée au pouvoir d’une dictature hostile aux États-Unis, d’autant plus que ressurgit en Russie, à compter des années 1990, une doctrine eurasianiste. Présentée comme une alternative à la décadence supposée de l’Occident, celle-ci se heurte à l’occidentalisation promue par Brzezinski. Mais l’auteur garde bon espoir que la Russie finira par surmonter ses tentations et qu’elle se tournera vers l’Occident et adoptera la démocratie libérale et l’économie de marché.

7. Conclusion

L’ouvrage de Brzezinski constitue une analyse prospective magistrale. On ne peut ainsi que regretter qu’aucun autre politologue occidental n’ait pu, dans la période de l’après-guerre froide, parvenir à saisir avec autant de clarté à la fois les réalités géopolitiques et les enjeux de demain au plan géostratégique.

L’auteur allie à la fois les qualités attendues de la part d’un universitaire et d’un analyste géopolitique au fait des évolutions géostratégiques réelles, en raison de sa longévité dans le monde de la diplomatie, de la sécurité et la défense, sa carrière de conseiller s’étendant sur cinq décennies d’histoire américaine.

Il est également regrettable que les analyses existantes sur Le Grand échiquier demeurent focalisées sur le rôle dévolu par l’auteur à la Russie et la Chine en Eurasie. Les réflexions menées par Brzezinski sur l’avenir des relations franco-allemandes, sur le projet d’Europe fédérale et sur ses conséquences sur l’architecture de sécurité européenne sont également primordiales, car il est indéniable, après plus de deux décennies, que les préconisations de l’auteur se sont réalisées les unes après les autres comme il l’avait annoncé.

8. Zone critique

La catégorisation proposée par Brzezinski des États en partenaires, vassaux ou adversaires des États-Unis demeure déconcertante pour les Alliés de la puissance américaine. Le Grand échiquier a souvent été décrit comme une approche particulièrement cynique en matière de politique étrangère. Cependant, force est de constater que l’on ne peut reprocher à l’auteur sa clarté et sa franchise intellectuelle dans la description des axes de la diplomatie américaine de l’après-guerre froide.

La réalisation concrète des thèses développées dans Le Grand échiquier, qu’il s’agisse par exemple de la construction européenne, des Balkans ou du Moyen-Orient, confirme bien le caractère visionnaire du stratège américain, tout en laissant peu d’espoir aux promoteurs d’une approche éthique dans le domaine des relations internationales.

Dans ses ouvrages et articles plus récents, Brzezinski s’est attaché à adapter son approche aux réalités géopolitiques et aux « surprises géostratégiques » qui ont surgi sur la scène internationale. Très critique envers Vladimir Poutine, il semblait discerner à la fin de sa vie un avenir plus démocratique pour la Russie, grâce notamment au « cosmopolitisme » affiché d’une partie des élites russes, plus promptes selon lui à se rapprocher de l’Occident, qu’à se replier sur des doctrines eurasianistes.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Grand échiquier, L’Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard éditions, 1997.

Du même auteur

– Le Vrai choix, l’Amérique et le reste du monde, Paris, Odile Jacob, 2004.– Avec Brent Scowcroft, L’Amérique face au monde, quelle politique étrangère pour les États-Unis, Montreuil, Pearson France, 2008. – Avec Vaïsse Justin, Stratège de l’empire, Paris, Odile Jacob, 2016.

Autres pistes

– Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 2018 [1992]. – Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, Paris, 1997.

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